Par Francine Sporenda
« J’ai commencé à me pencher sur le développement de la sexologie, la « science du sexe » comme ils disent, au début du XXe siècle, sur l’œuvre deHavelock Ellis et des autres… Je n’avais absolument aucune idée de ce que ces hommes disaient, particulièrement dans les années vingt, car à cette époque les sexologues étaient beaucoup plus clairs qu’ils ne le sont aujourd’hui, par exemple ceux qui écrivaient sur la frigidité, qui fut inventée comme maladie dans les années vingt. Ils étaient incroyablement clairs, comme Stekel, un des psychanalystes freudiens que je mentionne dans mon livre, qui disait que, pour une femme, être amenée au plaisir sexuel par un homme, c’était reconnaître qu’elle était conquise, que ce plaisir sexuel soumet les femmes non seulement dans leur sexualité mais dans l’ensemble de leur vie. C’était si incroyablement clair que je n’arrivais pas à comprendre pourquoi les historiennes féministes n’avaient pas davantage tenu compte de tous ces documents » (1)
Durant la période 1914-39, le féminisme a reculé, et ce recul coïncide avec la première « révolution sexuelle » et avec l’essor de la sexologie qui l’a lancée.
C’est justement comme backlash à la première vague féministe que s’est développée la sexologie, alors que la fin du XIXème avait été marquée par un mouvement féministe très actif, portant des critiques multiformes de la sexualité masculine (prostitution, pédophilie, inceste, viol conjugal, double standard sexuel etc) et qui préconisait le refus du mariage et le choix du célibat pour les femmes.
Le point principal du discours sexologique a été que la sexualité est en soi positive et libératrice, et qu’il fallait libérer toutes les formes de sexualité (y compris les perversions les plus extrêmes) de la répression « puritaine ».
Bien que le père de la sexualité, Havelock Ellis, ait reconnu le droit des femmes à la satisfaction sexuelle, ses théories étaient par ailleurs très patriarcales: il était contre le travail des femmes, pour la maternité obligatoire (la vocation unique des femmes étant la maternité), pensait que le cerveau des femmes était dans leur utérus, et était radicalement opposé au féminisme (qui selon lui débouchait nécessairement sur le divorce et le lesbianisme).
Certes, ses théories encouragent les femmes à se libérer sexuellement–mais cette libération consiste à s’ouvrir plus largement à l’accès sexuel masculin. Selon lui, la sexualité masculine est caractérisée par des pulsions irrésistibles de nature biologique et il justifie les violences sexuelles masculines par un supposé désir des femmes d’être pénétrées, donc de se soumettre à l’énergie virile « active » opposée à leur « passivité » féminine. Les rapports hétérosexuels « normaux » sont décrits comme des relations de pouvoir: la domination masculine et la soumission féminine sont non seulement inévitables mais centrales au plaisir sexuel.
Les femmes doivent avoir une attitude pudique et réservée, parce que le mâle jouit de surmonter cette pudeur et de conquérir la femme par une agression vigoureuse: une femme qui a peur est supérieurement excitante sexuellement. Et si les rapports sexuels agressifs suscitent une résistance apparente chez la femme, elle est consentante au niveau de son « instinct inconscient » qui est toujours du côté de l’agresseur. En fait, cette résistance n’est pas réelle, mais simplement la manifestation de son désir d’être prise violemment par le mâle: elle ne résiste que pour obliger le mâle à la violer. C’est ainsi que s’opère la sélection naturelle qui pousse la femelle à vouloir copuler avec les mâles les plus forts–pour avoir des enfants vigoureux.
Ellis affirme que les femmes ne peuvent ressentir de plaisir que dans la soumission et dans la douleur–même si elles disent le contraire. Et infliger des souffrances aux femmes est chez les hommes une manifestation normale de leur instinct sexuel dominateur. Ce pouvoir sexuel masculin qui s’exprime par la violation et le désir de faire mal passe avant tout par la pénétration.
Ellis est très préoccupé par le problème de la frigidité féminine (le fait de se refuser à la pénétration ou de n’y prendre aucun plaisir). Selon lui, la frigidité féminine menaçait l’institution du mariage et était à l’origine de divorces. Les maris doivent pénétrer souvent leurs femmes; il leur rappelle que toute abstinence sexuelle, même brève, est source de maladies diverses chez l’homme et surtout chez la femme–hystérie, nymphomanie, atrophie des organes sexuels, stérilité etc. Il met en garde les femmes: celles qui se refusent à leur époux mettent leur santé et leur mariage en danger.
Face à cette résistance sexuelle des femmes, la responsabilité des maris est de les éduquer à jouir de leur soumission telle qu’actée par la pénétration: les femmes ne doivent pas rester inertes pendant le coit, elles doivent apprendre à s’y soumettre de façon enthousiaste. Un mari intelligent doit conditionner sa femme à aimer et à rechercher la pénétration, qui seule lui permet de « posséder sa femme corps et âme ». C’est ce qu’Ellis appelle « l’art de l’amour » qui consiste à enseigner aux femmes à « accepter l’agressivité sexuelle masculine comme normale, à identifier la soumission au plaisir, à consentir à être « conquise », c’est à dire à aimer exactement la forme de sexualité masculine contre laquelle s’étaient élevées les féministes ».
Sa grande croisade contre la « frigidité » des femmes qui boudaient la pénétration procède de sa constatation que la « frigidité » est en fait une forme de résistance à la domination masculine: pour les femmes, se dérober aux « joies du sexe » revient à résister sourdement au contrôle masculin opéré par la jouissance sexuelle. Cette résistance doit être brisée par des rapports pénétratifs fréquents mais surtout par la coopération de la femme à sa propre soumission; Ellis n’explique pas la contradiction entre son affirmation que les femmes sont fondamentalement masochistes et aiment se soumettre à la violence sexuelle masculine et le fait que tant d’entre elles se refusent à cette soumission sexuelle en étant frigides.
Ces théories sont celles qui ont inspiré d’innombrables manuels sur la sexualité conjugale du type « The Joys of Sex » pendant des années. Et c’est encore essentiellement celles qui sous-tendent le porno: pénétrer (les femmes, les enfants etc.), c’est l’acte fondateur de la domination masculine. Si les idéologues de la réaction patriacale que sont les sexologues accordent une importance cruciale à la pénétration hétérosexuelle, c’est parce qu’ils la considèrent comme LE vecteur par excellence par lequel s’opère la subjugation des femmes.
(1) Sheila Jeffreys, in « Sexology and the social construction of male sexuality » ainsi que toutes les citations de cet article.
Mots clés: féminisme, révolution sexuelle, backlash, frigidité, perversions, masochisme, domination