Je viens de lire un livre passionnant, déjà ancien (1987) de Riane Eisler, « The Chalice and the Blade ». L’auteure développe une thèse illuminante: le moteur de l’histoire humaine n’est ni la lutte de classes (l’explication de Karl Marx et des marxistes) ni la lutte des « races » (explication de Gobineau et des théoriciens racialistes) mais l’affrontement dialectique et pluri-millénaire entre deux systèmes de valeurs antagonistes: les valeurs « androcratiques » (les valeurs constitutives de l’idéologie viriliste qui ont permis l’instauration et la perpétuation des sociétés patriarcales) et les valeurs « gylaniques » ou « gynergiques » (celles qui ont fondé les sociétés matricentrées et matrilinéaires qui ont existé au néolithique et au paléolithique, et même jusqu’aux débuts des temps historiques).
Les « valeurs androcratiques » sont toutes les caractéristiques de comportement qui permettent aux hommes de dominer et d’exploiter les femmes–première classe dominée de l’histoire–et d’esclavagiser, de coloniser et d’exploiter d’autres groupes. Le projet androcratique vise à ce qu’Eisner nomme le « power over »: prendre du pouvoir sur autrui. Il implique qu’il y ait nécessairement des dominants et des dominé-es, des exploiteurs et des exploités, des riches qui accaparent les ressources, et des pauvres. Les hommes acquièrent la position de dominance par l’appropriation des ressources des territoires et des individus conquis. Le moyen essentiel de cette prise de pouvoir étant la violence et la guerre, et le résultat la destruction de millions d’humains et d’animaux– et de la nature. C’est ce que Eisler nomme le « modèle de la domination », il crée une hiérarchie qui place une moitié de l’humanité au dessus de l’autre.
Les valeurs gynergiques sont celles qui fondent le comportement maternel: donner la vie, le soin, la protection, l’empathie, le lien. C’est ce qu’elle appelle le modèle de partenariat: « ranking versus linking » (« hiérarchiser contre coopérer »).
Dans les sociétés gynocentrées (où existaient les religions de la Grande Déesse), la filiation était transmise par la mère, le clan était une extension de la famille matricentrée, et les femmes étaient chefs de clan et prêtresses. Ces sociétés étant pacifiques, elles auraient été peu à peu éliminées par les systèmes patriarcaux bellicistes.
Mais cette élimination n’est qu’apparente. Ces valeurs gynergiques survivent en underground, et périodiquement, elles refont surface. Selon Eisner, c’est la re-diffusion de ces valeurs dans les sociétés humaines à certaines périodes qui produit les avancées des droits humains et (des droits des femmes) et les périodes de grande créativité artistique et culturelle.
Selon elle, (entre autres) la période des Cathares et des troubadours, la Renaissance, le milieu du XIXème siècle avec la naissance du féminisme en tant que mouvement organisé spécifique, les années 60/70 ont été des périodes de reviviscence des valeurs gynergiques.
Durant ces périodes, les moeurs s’adoucissent, les femmes reçoivent plus de considération et acquièrent davantage de droits (éducation, vote contrôle des naissances etc). Et les hommes se féminisent un peu.
Selon Eisler, le message du Christ tel que rapporté par les Evangiles–compassion, non-violence, etc–est un message d’inspiration gynergique–en contradiction avec le message androcratique de la Bible. Il y aurait eu plusieurs femmes–invisibilisées plus tard par l’église catholique–parmi les compagnons du Christ, et Marie Madeleine aurait été une des apôtres.
Plus récemment, la période des 60s est typique de ce retour des valeurs gynergiques: « peace and love », mobilisation dans tous les pays occidentaux contre la guerre au Vietnam, avancées des droits civiques et des droits des femmes, vêtements flottants et « efféminés », vie en communautés, cheveux longs pour les hommes, richesse de la culture populaire: rock, films etc.
Dans les périodes de réaction androcratique, dont le nazisme est une parfaite illustration, la guerre occupe une place centrale dans la société, le gouvernement par un « homme fort » est la norme, les droits humains et les droits des femmes régressent, les armements deviennent plus sophistiqués, le développement des technologies de destruction devient prioritaire, les hommes avec la plus grande capacité à détruire, ceux qui sont les plus brutaux et les plus insensibles deviennent des héros et des modèles, les structures sociales économiques et politiques deviennent très autoritaires et hiérarchisées–la démocratie (quand elle existe) disparait. Les dieux du tonnerre (Zeus) et de la guerre remplacent les déesses qui donnent la vie, le pouvoir de dominer et de détruire (la lame) supplante complètement la vision gynergique du pouvoir–donner et protéger la vie (le calice).
A la lumière de cette hypothèse, des mythes des religions patriarcales qui nous semblent obscurs prennent tous leurs sens. Ainsi le mythe d’Adam et Eve: Eve est tentée par un serpent qui la pousse à désobéir à un Dieu mâle. Le serpent est un symbole immémorialement attaché à la Grande déesse. Il est l’incarnation symbolique de la sagesse et de l’intuition féminine, du don de prophétie et de clairvoyance traditionnellement attribué aux femmes vu leur connexion « organique » avec le cosmos. Eve qui est conseillée par l’envoyé ophidien de la Grande déesse et qui refuse de se soumettre à la nouvelle religion du Dieu mâle, substrat idéologique du nouvel ordre patriarcal: le mythe s’éclaire.
Aussi, dans la religion chrétienne, il y a de nombreuses histoires de saints mâles (Saint Michel, saint Georges etc) tuant des serpents ou des dragons: image de la nouvelle religion androcratique détruisant ce qui reste des cultes des déesses-mères. Et quand on sait qu’un autre des symboles associés à la grande déesse, c’était une tête de taureau (symbole de fécondation et de fertilité) ou de bouc cornu, on comprend d’où vient la figure du diable chrétien, porteur de cornes et de sabots.
A noter que ce n’est certainement pas par hasard que la figure de femme forte de « Games of Thrones », Danaerys Targarien, est la « mère des dragons ». Les symboles de la Grande déesse continuent à vivre dans nos cultures même si nous n’en sommes pas conscients.
Si vous avez lu la Bible où le Coran, vous avez certainement noté des passages où l’ordre « divin » est donné de massacrer sans pitié les païens, ceux « qui ajoutent des dieux » (dixit le Coran). Ceux qui ajoutaient des dieux et que les religions monothéistes voulaient détruire à tout prix, c’était souvent les adorateurs d’Ishtar, d’Inanna, d’Isis ou autre avatar de la Grande déesse. Cultes où les femmes étaient prêtresses, prophétesses et leaders. Et qui survivaient encore dans les cultes pythiens à Delphes durant la période de l’Athènes classique. Cultes que les chrétiens–quand la conversion de l’empereur Constantin a fait du christianisme une religion d’Etat et a initié sa régression androcratique–se sont acharnés à détruire en brûlant les manuscrits et les bibliothèques, en détruisant les idoles et en rasant les temples.
Détail à connaître sur l’empereur Constantin, premier grand monarque chrétien: il fait bouillir vivante sa femme Fausta et fait tuer son fils Crispus.
Une des observations faites par Eisler donne une clé pour la compréhension de l’époque que nous vivons: selon elle, un des signes annonciateurs qu’un retour de l’androcratie est en cours est l’augmentation des dogmes misogynes dans la société et la re-idéalisation des modèles de masculinité traditionnels, ainsi que la multiplication des interdits et des attitudes répressives envers les femmes. Ces attitudes répressives étant elles-mêmes inextricablement liées avec la pulsion androcratique de conquérir et de dominer, qui elle même est inextricablement liée aux entreprises guerrières. Plus généralement, le fait qu’une société soit belliqueuse ou pacifique, qu’elle se soucie du bien-être de ses membres ou soit indifférente à la justice sociale, qu’elle soit hiérarchique ou égalitaire, tout cela est corrélé à la situation des femmes.
Elle note aussi que toutes les idéologies en -isme qui ont jalonné le XIXème et le XXème siècle–communisme, anarchisme, socialisme, anticolonialisme etc–aussi progressistes qu’elles se prétendent, sont pourtant fortement imprégnées d’éléments androcratiques: en particulier, le communisme n’a pas abandonné la notion patriarcale fondamentale que le pouvoir s’obtient par la violence. Et toutes ces idéologies identifient un aspect particulier du monstre androcratique–mais sont incapables de l’appréhender dans sa globalité et de comprendre que l’enjeu séminal est le conflit entre un type de société basé sur le modèle de domination masculin et un autre basé sur le modèle coopératif féminin. Elles n’ont pas vu que le type de société juste et égalitaire qu’elles ont pour objectif restera impossible tant que c’est le modèle de domination masculin qui informera l’exercice du pouvoir. Et qu’il est vain d’attendre des changements radicaux tant que ce modèle restera en vigueur–parce que la première priorité politique du système androcratique est la préservation de la domination masculine. Tout ce qui la menace sérieusement devant être annihilé ou réduit à l’insignifiance.
La conclusion de cette théorie datant de 30 ans nous concerne pourtant directement: toute période de réaction androcratique aigüe a pour culmination logique inévitable le retour à l’archétype du leader politique du type « homme fort », la multiplication de régimes autoritaires ou totalitaires et la menace de guerre. Un futur « dominateur » à notre époque sera tôt ou tard et presque certainement un futur de guerre nucléaire globale–la nature elle-même est en train de se rebeller contre l’androcratie. Tout backlash androcratique majeur menace notre survie. Il est donc urgent que les êtres humains abandonnent ce modèle de domination, de contrôle et d’exploitation de la nature et évoluent vers un modèle social de coopération et de non-violence: vers une mutation des valeurs androcratiques aux valeurs gynergiques?