LE GENIE, UN FILS A MAMAN?

J’avais déjà signalé que, sans le care des femmes, il ne peut y avoir d’ « hommes de génie ». Et j’avais donné comme exemples les cas de Flaubert et de Proust, qui ont vécu chez leur mère jusqu’à la mort de celle-ci. Thoreau lui même, en fait de « vie dans les bois », en communion avec la nature et en toute fière autonomie virile qu’il proposait dans ses livres, vivait en réalité à 1/2 heure de chez sa maman, à qui il apportait régulièrement son linge à laver et dont il rapportait des plats mitonnés.

Mais j’avais oublié le cas de Sartre, dont je suis en train de lire la biographie par Annie Cohen-Solal.

A propos de Sartre, on a plutôt à l’esprit la vision du bohème impénitent de Montparnasse et Saint-Germain des Près, vivant dans des chambres d’hôtel minables, sale, toujours vêtu pareil–la fameuse canadienne–écrivant fébrilement, dopé au café et à la corydrane.

En fait, Sartre n’a vécu à l’hôtel que parce que sa mère chérie s’était remariée, quelque temps après la mort précoce de son père, à un homme qu’il détestait. Aussitôt que sa mère fut de nouveau veuve, il s’installa avec elle dans un appartement bourgeois au 42 de la rue Bonaparte.

Madame Mancy, « derrière ses rideaux de dentelle, avec l’aide de sa bonne alsacienne, subvient aux besoins matériels: achat des costumes, choix des cravates, lavage et repassage des chemises aux cols blancs, alimentation, ménage », c’est elle qui prend en charge toute la logistique quotidienne de son fils.

Complétée par l’implacable organisation du très efficace Castor (Beauvoir) qui elle prend en charge les activités littéraires du « pape de l’existentialisme: lit et relit les manuscrits sartriens, suggère, critique, conseille.

Organise aussi, telle une agence de tourisme expérimentée, leurs fréquents voyages à l’étranger.

Sartre a donc deux mamans à son service: sa mère et Beauvoir. Pour le sexe, il a des maîtresses stables et des aventures passagères; il n’a plus depuis longtemps de rapports sexuels avec le Castor, qui vit dans la crainte d’être dégagée de sa place de « première épouse » par une des amoureuses « contingentes » de Sartre.

Tout un harem autour de lui donc, chacune tenant un rôle précis dans sa vie. C’est ce care féminin (tautologie) qui lui permet de « faire tourner la machine », de pondre des montagnes de papier, délivré des trivialités chronophages de la vie quotidienne par une escouade de femmes à sa dévotion.

La fameuse affirmation d’autonomie constitutive de l’identité masculine est un summum d’inversion patriarcale.

FRIDA KAHLO ICONE FEMINISTE?

Frida Kahlo est une artiste puissante et une femme qui a traversé des épreuves telles qu’elle ne peut que susciter l’empathie. Pour autant, est-elle une icone féministe, formule qu’on trouve souvent à son propos dans les médias?

Ce qui pose problème avec cette qualification de féministe est essentiellement sa relation avec Diego Rivera, le peintre muraliste (auteur de fresques) avec qui elle a vécu jusqu’à sa mort, malgré ses innombrables infidélités, trahisons et humiliations.

On s’extasie sur la pérennité de leur liaison survivant à tous ces aléas, on parle de « grande histoire d’amour », d' »amants terribles », de « passion éternelle », de « couple de légende ». Exemple typique qui illustre que, dans l’opinion commune, les violences des hommes envers les femmes–jalousie, coups, humiliations–sont habituellement interprétées et excusées comme preuves d’amour.

L’histoire de Diego et Frida n’est pas une grande histoire d’amour mais une grande histoire d’emprise, de dépendance et de sado-masochisme.

Frida Kahlo est née en 1907 d’une mère mexicaine et d’un père allemand, dans une famille de la classe moyenne. A 8 ans, elle a la poliomyélite, ce qui bloque le développement de sa jambe droite et lui vaudra le surnom de « Frida la coja » (Frida la boiteuse). On pense qu’elle aurait pu aussi souffrir de spina bifida, une malformation congénitale de la colonne vertébrale.

A 18 ans, le bus dans lequel elle se trouve entre en collision avec un tramway, plusieurs des passagers du bus sont tués. L’abdomen et le pelvis de Frida sont fracassés, traversés par une barre de métal, sa jambe droite est fracturée en 11 endroits, son pied droit est cassé, son bassin, plusieurs côtes et sa colonne vertébrale sont brisées, son épaule est démise. Il est miraculeux qu’elle ait survécu mais elle doit passer de longs mois à l’hôpital enfermée des pieds à la tête dans un corset de plâtre et devra subir sa vie durant de nombreuses opérations. C’est à ce moment qu’elle commence à peindre, la peinture étant la seule façon d’exister qui lui reste, son évasion hors d’une réalité insupportable.

Diego Rivera a 22 ans de plus qu’elle, il est massif, bedonnant et très laid. Une première rencontre a lieu quand elle a 15 ans, suivie d’une autre 5 ans plus tard. Ils se marient en 1929. Rivera est déjà connu pour ses nombreuses conquêtes féminines, il a le physique et la réputation d’un ogre. Connu aussi pour ses bizarreries: il rapporte que, âgé de 18 ans, il aurait suivi des cours d’anatomie à la faculté de médecine et « aurait convaincu des camarades de faculté de consommer de la chair humaine pour se fortifier ». Et il précise que les morceaux de choix , pour lui, étaient les cuisses et les seins des femmes, et bien entendu la cervelle de jeune fille en vinaigrette » (Diego & Frida, 26-27). De ces nombreuses liaisons, Rivera a plusieurs enfants qu’il ne reconnait pas et dont il ne s’occupe pas.

Kahlo est fascinée par le personnage, se convertit au communisme stalinien et met en avant sa peinture pour l’intéresser et le séduire. Ils se marient en 1929, « le mariage d’un éléphant avec une colombe » dira le père de Frida (Diego & Frida, 75). Peu après leur mariage, Rivera reprend ses activités sexuelles extra-conjugales, avec toutes sortes de femmes, des anonymes, des prostituées, des femmes connues, des actrices comme la très belle Maria Félix dont il fera un beau portrait, Dolorès del Rio et une autre actrice glamoureuse, Paulette Godard, qui a joué dans des films de Charlie Chaplin et a eu une liaison avec lui. La syphilis dont souffrit aussi Kahlo était très probablement la conséquence de la promiscuité sexuelle compulsive de son mari.

Malgré tout, Frida l’admire, et malgré les risques pour sa santé fragilisée, elle veut désespérément un enfant de lui. Elle tombera enceinte et subira deux fausses couches douloureuses.

Elle supporte tant bien que mal ces infidélités répétées mais elle se rebelle quand elle apprend, après sa deuxième fausse couche (qui l’a dévastée parce qu’elle comprend alors qu’elle ne pourra pas avoir d’enfant) que Diego la trompe avec sa propre soeur Cristina, avec qui elle a toujours été en rivalité–c’est une habitude chez son mari de tromper ses maîtresses avec leur soeur ou leur meilleure amie.

Elle décide de le quitter, mais se sent responsable de ses infidélités: « je suis beaucoup fautive dans ce qui s’est passé parce que je n’ai pas compris depuis le début ce qu’il voulait » déclare-t-elle: elle croit qu’elle ne peut le satisfaire sexuellement parce que les conséquences de son accident entraînent pour elle des difficultés orgasmiques (Diego &Frida, 151). Elle est perdue, déprimée, a le sentiment qu’elle n’est rien sans lui et décide de revenir. Avec « un orgueil considérablement rabattu » commente son mari avec satisfaction.

C’est elle et Rivera qui reçoivent Trotski lors de l’exil mexicain du leader révolutionnaire (le président du Mexique lui a accordé le droit d’asile).Trotski tombe sous le charme mais si certains biographes supposent qu’ils ont eu une liaison, il est plus probable que leurs relations soient restées platoniques.

André Breton se rend lui aussi au Mexique pour une tournée de conférences, il en profite pour rencontrer Trotski qu’il admire beaucoup, et se lie avec ses hôtes (Trotski sera assassiné peu après par un émissaire de Staline, Ramon Mercader). La peinture de Kahlo commence a être appréciée aux Etats-Unis et en Europe, en particulier par les surréalistes: Breton écrit que « l’art de Frida Kahlo est un ruban autour d’une bombe ». Elle se rend en France où ses toiles sont exposées, est hébergée par Breton et sa femme Jacqueline Lamba avec qui elle a une liaison. Elle a peu d’estime pour le groupe parisien des surréalistes, qu’elle décrit en ces termes:

« Ils ont tellement de foutus intellectuels pourris que je ne peux plus les supporter. Ils sont vraiment trop pour moi.

J’aimerais mieux m’asseoir par terre dans le marché de Toluca pour vendre des tortillas que d’avoir quoi que ce soit à voir avec ces connards artistiques de Paris… Je n’ai jamais vu Diego ni toi perdre votre temps à ces bavardages stupides et à ces discussions intellectuelles. C’est pour ça que vous êtes de vrais hommes et non des artistes minables — Bon sang ! ça valait la peine de venir jusqu’ici juste pour comprendre pourquoi l’Europe est en train de pourrir, pourquoi tous ces incapables sont la cause de tous les Hitler et les Mussolini23. »

Kahlo s’est dite intéressée par l’émancipation des femmes mais peut-on considérer comme féministe une femme qui glorifie ainsi la virilité des « vrais hommes » –dont elle subit de plein fouet la tyrannie et la brutalité? Sans parler de l’absurdité de sa remarque rendant les surréalistes et autres incapables responsables de l’arrivée au pouvoir d’Hitler et de Mussolini.

Rivera « dévore tous ceux et toutes celles qui l’approchent ». Reconquérir la femme qui a osé le quitter est un challenge pour lui, un test de virilité. Dès qu’elle est revenue, il n’y a plus de challenge, et il demande le divorce qui a lieu en 1938. Elle part pour New York et essaie de se comporter en femme émancipée en ayant une liaison avec un photographe connu, Nicholas Muray. Jaloux, Rivera lui propose le remariage. Kahlo accepte, à certaines conditions: elle ferme les yeux sur ses aventures extra-conjugales mais elle n’aura plus de rapports sexuels avec lui et paiera pour son propre entretien. Le remariage a lieu en 1940.

Comment expliquer ce retour définitif vers son tortionnaire? Il y a chez elle, dit J.M. Le Clezio, une « volonté de sacrifice » (Diego & Frida, 213). En termes clairs, un profond masochisme, une culpabilité écrasante (de ne pas être une « vraie femme », mère féconde ou putain sensuelle), un accablant déni de soi–sauf dans sa peinture: « j’aime Diego plus que ma propre peau » écrit-elle dans son journal. Et elle ajoute « j’aime Diego plus que jamais. J’espère encore lui servir à quelque chose. Si Diego venait à mourir, je partirai avec lui, il est mon fils, ma mère, mon père, mon époux, il est mon tout » (Diego & Frida, 226). De nombreuses déclarations expriment son attachement viscéral, sa dépendance subie et choisie à Rivera. Elle a aussi « la religion du couple » précise Le Clézio: investie entièrement dans sa relations avec son mari, elle est prisonnière de l’image d’Epinal de leur « couple exemplaire »–comme l’a été Simone de Beauvoir avec Sartre–et elle ne veut rien faire qui puisse porter atteinte à cette fiction.

En 1951, alors que Rivera continue à peindre des fresques et à collectionner les femmes, la santé de Kahlo se dégrade gravement: un début de gangrène entraîne l’amputation de sa jambe droite. A la grande rétrospective de l’oeuvre de son mari, elle arrive en ambulance; Rivera y a fait installer un lit sur lequel il l’exhibe. Elle continue néanmoins à peindre des tableaux à thème révolutionnaire et indigéniste. Elle meurt à 47 ans.

Lucide sur son addiction destructrice à Rivera, elle dira « j’ai eu deux accidents dans ma vie. L’un à cause d’un bus, l’autre ce fut Diego. Diego fut de loin le pire ».

May be a black-and-white image of 2 people

GAUCHE ET FEMINISME: je t’aime, moi non plus?

Cela me fait tiquer quand les médias célèbrent le journaliste Jacques Julliard, qui vient de décéder à l’âge de 90 ans, comme « une grande figure de la gauche ». De gauche, il ne l’était plus depuis longtemps, étant passé de l’Obs à Marianne, clairement positionné à l’extrême-droite.
Passer de la gauche à la droite quand on vieillit, évolution d’une banalité consternante. Mais Jacques Julliard a-t-il jamais vraiment été de gauche?
Je me souviens que, alors que l’on commençait à discuter de la parité homme-femme dans les médias–ça devait être à la fin des 90s, quelque temps avant le passage de la loi sur la parité de 2000–Julliard avait pris position contre cette loi dans l’Obs. Je ne me rappelle plus exactement du détail de ses arguments mais il me semble qu’il invoquait la notion de compétence, que les femmes devaient faire leurs preuves avant d’accéder aux fonctions politiques, et que la parité était un passe-droit incompatible avec la démocratie, pour justifier son refus de la parité. Je lui ai écrit une lettre très pédagogique pour lui expliquer l’inanité et le sexisme de ses arguments, mais l’Obs ne l’a pas publiée.
Ce qui nous ramène aux nombreuses fois où la gauche et les syndicats ont pris des positions antiféministes. Au 19ème siècle, refus de laisser les femmes accéder aux professions masculines, refus de les admettre dans les usines, refus de les laisser entrer dans les syndicats. Jusque vers la moitié du 20ème siècle, refus du droit à l’avortement et réticences envers la pilule par les communistes thoréziens, dans les années 60, dénonciation des féministes qui osaient envoyer des prolétaires et des hommes racisés en prison pour viol en les faisant condamner par la justice bourgeoise.
Plus récemment soutien de la gauche à la pornographie, au soi-disant « travail du sexe », au voile. Tout au long du 20ème siècle jusqu’à maintenant, dénonciation du féminisme comme un mouvement bourgeois oeuvrant objectivement pour la division de la classe ouvrière et pour priver les prolétaires et militants du nécessaire soutien de leurs épouses.
Et actuellement le ralliement massif des médias de gauche, de Médiapart à Libération en passant par l’Obs, à la « grande illusion », au délire collectif TR. Parfaite illustration du théorème de Christine Delphy: dans tout groupe en situation de mixité, ce sont toujours la vision et les intérêts masculins qui finissent par l’emporter: si de telles absurdités biologiques bénéficient d’un tel consensus, c’est parce qu’elles sont proférées par des voix masculines.
Les féministes sont de gauche mais la gauche n’est pas (ou très rarement) féministe

DARWIN, LA BETISE DES GENIES (suite)

On l’a déjà souligné, les hommes les plus brillamment intelligents, ceux mêmes à qui la société décerne le label de « génies », dès qu’ils abordent le sujet des femmes, se ravalent presque toujours au niveau de la philosophie de comptoir la plus crasse et débitent les plus consternantes âneries. 

Charles Darwin, le grand Darwin, auteur de « L’Origine des espèces » (1859) et de « La Filiation de l’homme » (1871), dont les théories iconoclastes sur l’évolution des espèces conséquence de la sélection naturelle ont radicalement délogé l’être humain de la place spéciale qu’il s’était attribuée dans l’univers et mis à mal les créationnismes religieux, n’échappe pas à cette règle. Selon lui, l’humain femelle n’a que peu évolué, l’évolution a principalement concerné les mâles parce que ceux-ci sont soumis à de plus grandes pressions sélectives :  étant en compétition constante entre eux pour accéder sexuellement aux femelles, c’est l’audace, la combativité et l’intelligence dont ils ont dû faire preuve pour atteindre cet objectif qui leur a permis d’évoluer plus rapidement qu’elles et d’acquérir ainsi une énergie et une inventivité dont celles-ci seraient dépourvues : Darwin définit son « survival of the fittest » non seulement par la capacité à survivre dans des environnements particuliers mais aussi par le succès reproductif, qui est la conséquence de la sélection sexuelle, à savoir le fait, pour les mâles les plus forts, d’avoir accès à de nombreuses femelles et d’engendrer ainsi une nombreuse progéniture. Selon lui, le succès reproductif des mâles est en général plus élevé que celui des femelles, par suite de leur tendance « naturelle » à la polygamie, comportement découlant de l’énorme quantité de spermatozoïdes qu’ils produisent, qu’ils peuvent donc disséminer à tout va, par opposition au nombre limité d’ovules des femelles condamnées biologiquement à la monogamie, car devant les utiliser judicieusement et ne pas les « gaspiller » avec n’importe qui. 

Ce serait aussi en chassant que l’homme aurait développé son intelligence et son audace : dans la vision du darwinisme social, c’est essentiellement des produits de la chasse des mâles préhistoriques que se nourrissait leur tribu, le rôle des femmes se bornant à attendre le retour du chasseur près du feu au fond de la caverne avec leurs enfants: le cliché cher aux masculinises du « man the hunter ». Dans leurs reconstitutions hypothétiques de la vie de nos lointains ancêtres, les social-darwinistes décrivent à longueur de pages les activités passionnantes des mâles : ils copulaient avec toutes les femelles, se battaient entre eux, chassaient entre eux, parlaient entre eux, inventaient des outils et des armes, tissant ainsi des liens forts qui seraient à l’origine des premières structures sociales. Mais à part attendre le retour du chasseur, il n’est jamais précisé ce que faisaient les femmes.

On sait maintenant que, dans les groupes humains qu’on suppose être les plus proches de ceux des humains de la préhistoire, les chasseurs-cueilleurs, la chasse au gros gibier, toujours aléatoire, ne représente qu’un faible pourcentage de la nourriture du groupe, qui est principalement assurée par la cueillette de végétaux (noix, racines, fruits, etc.) effectuée majoritairement par les femmes. Dans ces groupes de chasseurs-cueilleurs où elles fournissent la plus grande partie de la nourriture, ce sont les hommes qui dépendent d’elles, et non l’inverse.

Des découvertes archéologiques contemporaines mettent également en évidence que cette division du travail postulée par les anthropologues du début du 20ème siècle–hommes-chasseurs, femmes-cueilleuses– n’était pas aussi strictement binaire qu’ils l’affirmaient: dans des sépultures où on a découvert des corps enterrés avec des armes de chasse au gros gibier, les analyses d’ADN ont révélé que certains de ces corps étaient de sexe féminin (de 30 à 50% pour les tombes américaines) (1). Des anthropologues ont également signalé que, dans certaines tribus (les Agtas aux Philippines, les Inuits, les Tiwis en Australie par exemple), chasser est une activité féminine normale, toutes les femmes chassent (ou ont chassé quand elles étaient jeunes) avec des couteaux ou autres armes, parfois avec des chiens (2). Qui plus est, on sait maintenant que certaines espèces de singes chassent le petit gibier, avec des instruments primitifs (bâtons), et lorsque c’est le cas, c’est majoritairement les femelles qui chassent, comme chez les bonobos où les jeunes femelles chassent, et mangent, les bébés antilopes (3).

Mais surtout, affirmer que le développement de l’intelligence, de l’énergie et du courage ne se produit que chez les mâles parce qu’il résulte essentiellement de la rivalité entre eux et de leur pratique de la chasse en bande est une explication profondément sexiste parce qu’elle implique que le fait pour les femmes de nourrir leurs enfants, de les protéger des prédateurs et des dangers divers auxquels leur jeune âge les expose, puis de leur apprendre à survivre, à se protéger et à se nourrir de façon autonome ne requiert ni intelligence, ni courage ni énergie. Le travail de nourricière, de protectrice, d’éducatrice etc. fourni par une mère pour élever un être humain fonctionnel est au moins aussi important pour la survie du groupe que le fait de taper sur un mâle rival ou de tuer un auroch de temps en temps.

Et c’est un « male bias »classique de sous-estimer l’importance et la complexité de ce travail maternel, et l’intelligence et la considérable énergie nécessaires pour s’en acquitter correctement ; de cette invisibilisation patriarcale du travail maternel, représenté comme non-travail car censé être instinctif/biologique, témoigne le fait que, jusqu’à une date récente, les mères au foyer étaient vues comme ne travaillant pas.

Summum de l’arrogance masculine, des social-darwinistes sont allés jusqu’à prétendre que, si l’être humain était devenu bipède, c’est parce que la verticalité procurée par la bipédie lui permettait de mieux distinguer le gibier caché dans la végétation ! Et que s’il a appris à parler, c’est pour communiquer avec les autres chasseurs: comme si les mères ne communiquaient pas avec leurs enfants. Mais la parole, activité noble par excellence, ne pouvait avoir été inventée que par des hommes. Comme l’art: on a longtemps assumé que les fresques pariétales décorant les grottes de Lascaux, Chauvet, Rouffignac, Villars, Niaux  (pour ne citer que celles de France) avaient été exécutées par des hommes, mais l’étude des signatures manuelles de ces fresques révèle une autre histoire.

De plus, si Darwin attribue aux hommes la compétition pour l’accès aux femelles passives, il laisse au moins à celles-ci le soin de choisir entre ces différents mâles en compétition pour les féconder celui qui leur paraîtra le plus approprié pour engendrer une progéniture en bonne santé, et éventuellement le plus apte à lui fournir les ressources matérielles nécessaires pour l’élever. Il semble considérer que ce choix du meilleur mâle est facile à faire et ne requiert aucune intelligence chez les femelles. On peut au contraire penser qu’il exige des qualités d’observation et de jugement de leur part, beaucoup de perspicacité et de discernement pour évaluer correctement la qualité reproductive des concurrents en présence : Darwin note lui-même que les apparences peuvent être trompeuses et que des signes distinctifs ou des comportements permettant aux mâles d’attirer l’intérêt des femelles peuvent néanmoins ne correspondre à aucun avantage reproductif.

Et des primatologues ont mis en évidence que la thèse darwinienne de la préférence des femelles primates pour les mâles dominants plus forts et plus âgés est loin d’être la règle: en plus du fait que la domination des mâles alpha est un type d’organisation sociale relativement rare chez les mammifères, l’étude de l’ADN des petits et du comportement des femelles dans des groupes de chimpanzés comportant un ou plusieurs mâles adultes met en évidence qu’environ 50% des petits proviennent de mâles extérieurs au groupe, les femelles s’absentant discrètement pour aller copuler avec des jeunes mâles vivant en bande non-mixte à la périphérie du groupe mixte, la promiscuité sexuelle de ces femelles favorisant la diversité génétique et la protection des petits (les singes mâles ne tuent pas les petits des femelles avec qui ils ont copulé). De plus, des études ayant mis en évidence que le sperme des mâles plus âgés est moins fertile que celui des jeunes mâles, c’est ces derniers que les femelles devraient préférer si elles voulaient effectivement optimiser leur succès reproductif comme le prétend Darwin. Et c’est bien ce que les femelles chimpanzés semblent faire—mais dans la mesure où ces comportements de préférence pour les jeunes mâles et de promiscuité sexuelle des femelles choquaient les préjugés des naturalistes, ceux-ci les ont ignorés pendant des décennies. 

La principale objection à ces généralisations darwiniennes ou social darwinistes portant sur les comportements sexuels différents des mâles et des femelles est évidente : ces généralisations ont peu à voir avec la réalité des comportements animaux—avec leur grande diversité en particulier– et sont essentiellement des projections de normes et préjugés ayant cours à l’époque et dans les sociétés où vivaient leur(s) auteur(s). Si, selon Marx, Darwin, en présentant la compétition entre mâles comme moteur de l’évolution, avait transposé le capitalisme dans la nature (ce qui est, selon certains, serait davantage le fait du darwinisme social que de Darwin lui-même), il est encore plus clair que celui-ci a aussi transposé dans la nature les conceptions patriarcales en vigueur dans l’Angleterre du 19ème siècle, la «  naturalité » des comportements sexuels attribués projectivement aux mâles et femelles animales justifiant en retour l’existence « universelle » de ces normes et préjugés chez les humain.es (4).   

Darwin assume le caractère biologique du couple hétérosexuel humain, le mâle étant le « protecteur » et « breadwinner » (gagne-pain), celui qui se déplace à l’extérieur pour pourvoir aux besoins de sa famille, la femme restant au foyer pour s’occuper de ses enfants. Mais chez les humains, le couple hétérosexuel monogame (monogame pour la femme), quoique prédominant, n’est pas la seule forme d’organisation sociale des rapports hommes-femmes, et le schéma de la « femme au foyer » qui ne travaille pas (à l’extérieur), totalement investie dans la maternité, est une norme occidentale du 19ème siècle qui n’est ni historiquement ni géographiquement universelle comme le signale l’exemple des chasseurs-cueilleurs ci-dessus.

Qui plus est, ce n’était pas même pas une norme dans l’Angleterre de Darwin : l’idéal de l’ « ange du foyer » ne concernait que les classes supérieures, les mères et épouses prolétaires et petite-bourgeoises ne pouvant se payer le luxe de se dispenser d’exercer un travail rémunéré. Et surtout, elle n’a rien de naturel : au contraire de ce qui était usuel dans les familles bourgeoises de son temps, les femelles mammifères ne sont pas dépendantes des mâles pour se nourrir, elles doivent se déplacer pour trouver elles-mêmes leur nourriture et celle de leurs petits, et par conséquent elles ne sont nullement confinées de façon permanente dans leur caverne attendant le retour du pourvoyeur mâle.

Darwin se révèle encore plus clairement incapable de décoder les comportements des animaux qu’il a observés sans projeter sur eux ses a priori victoriens lorsqu’il décrit le comportement sexuel des femelles mammifères comme passif et timide (« coy ») et qualifie les femmes de « sexe fidèle » et naturellement monogame. Ce que l’on sait maintenant du comportement des femelles chez des mammifères et de nombreux primates invalide cette affirmation qui fait de la polygamie l’apanage des mâles: en période d’estrus (fertilité), des femelles primates, dont celles des chimpanzés, multiplient les rapports sexuels avec de nombreux partenaires, les laissant souvent épuisés avant de passer au suivant. Les lionnes aussi ont des rapports sexuels avec de nombreux mâles en période d’estrus. On a recensé une quarantaine d’espèces où non seulement les femelles sont polygames mais où cette polygamie constitue un avantage évolutif, parce que le taux de survie des jeunes nés de ces mères est plus important. Chez les oiseaux, on a découvert que, dans beaucoup d’espèces considérées comme monogames, la femelle est en fait polygame, mais pas le mâle (5).

Surtout, il est révélateur de ses biais idéologiques que Darwin ne se soit pas posé une question évidente: si les femmes sont naturellement fidèles, pourquoi les hommes ont-ils multiplié les lois, les normes, les règles morales et religieuses et les institutions destinées à garantir cette fidélité (ceinture de chasteté, surveillance stricte de « l’honneur » des jeunes filles et des femmes, importance accordée à la virginité, punition de l’adultère féminin et des femmes ayant une sexualité libre, séquestration des femmes et des filles dans des harems ou gynécées, voile, burka, excision, infibulation, etc.)?  La multiplication de ces garde-fous ayant pour fonction de garantir la fidélité féminine signale le caractère fragile car socialement construit de cette fidélité, qui ne résulte que du contrôle tyrannique et violent des hommes sur la sexualité des femmes, contrôle auquel ils vivent dans la crainte qu’elles puissent échapper. Comme le souligne Angela Saini dans son livre « Inferior : How Science Got Women Wrong », la femelle sexuellement timide est en fait une femelle « sexuellement réprimée » (6), et la plupart des sociétés sont construites autour d’une répression stricte de la sexualité féminine.

Sans surprise, Darwin affirme évidemment que le rôle naturel des femmes est la maternité, ce pourquoi, selon lui, la nature (encore elle) les a dotées d’une capacité émotive, affective et intuitive (pour deviner les besoins de l’enfant) supérieure à celle de l’homme. Il admoneste ses lecteurs.trices : la femme ne devant ni ne pouvant sortir de ce rôle maternel, l’instruction des filles est non seulement inutile mais dangereuse car « les enfants et le bonheur du foyer souffriraient grandement si elles étaient éduquées » écrit-il en 1882 dans une lettre à une féministe, Caroline Kennard, qui osait le reprendre sur le sexisme de ses théories (7).

Ces qualités de nurturance et d’altruisme des femmes sont présentées comme étant en proportion directe de leur manque d’intelligence : « Je pense certainement que les femmes, quoique supérieures aux hommes en ce qui concerne les qualités morales, sont inférieures intellectuellement » écrit-il dans cette même lettre à Caroline Kennard. Et dans « The Descent of Man » il précise : « la principale distinction en ce qui concerne la puissance intellectuelle des deux sexes est que l’homme atteint un niveau supérieur à celui des femmes dans tout ce qu’il entreprend, que cela requière une pensée profonde, la raison, l’imagination, ou simplement l’usage des sens et des mains » (8).

Avec ses considérations sur la taille comparativement plus grande des cerveaux masculins, (théorie largement acceptée à son époque et promue entre autres par l’anthropologue Paul Broca), preuve incontestable de la supériorité intellectuelle des mâles, on tombe dans l’ineptie pure et simple: : « le cerveau de l’homme est absolument plus grand, la formation du crâne de la femme serait intermédiaire entre celle de l’enfant et celle de l’homme. » pose-t-il dans « The Descent of Man »(9). N’importe qui, doté du minimum syndical d’intelligence, peut concevoir que si la taille du cerveau déterminait le niveau d’intelligence, le QI des éléphants, des baleines, des hippopotames etc. surclasserait de loin celui des humains—mais cette évidence n’a pas effleuré les « gros cerveaux » des géniaux savants du 19ème siècle.   

Evidemment, en maternaliste convaincu, Darwin était opposé au contrôle des naissances, que des féministes européennes préconisaient déjà à cette époque : il pensait qu’une reproduction illimitée était nécessaire à la sélection naturelle. Et détestait le féminisme : il a attaqué John Stuart Mill sur ses positions pro-féministes et (10) alertait sur le fait que « le militantisme hors de contrôle (des féministes) menaçait de pervertir la race et de détourner le processus ordonné de l’évolution» (11).

Pour l’exonérer de son sexisme flagrant, des admirateurs de Darwin avancent que reprocher à un homme d’être imprégné des préjugés de son temps, c’est se rendre coupable d’anachronisme ; et en effet, au 19ème siècle, la notion de l’infériorité intellectuelle des femmes et des « races » non-blanches était admise comme allant de soi. Néanmoins une chose est d’adhérer à ces préjugés quand on est un « homme de la rue », une autre est de leur conférer une validité difficilement contestable en les confirmant sous l’autorité d’une recherche scientifique. Sans surprise, le sexisme, chez Darwin, va de pair avec un racisme explicite : bien que partisan convaincu de l’abolition de l’esclavage, il attribue aussi aux Noirs un volume cervical inférieur, et prédit l’élimination des races inférieures par les races supérieures, élimination éminemment positive selon lui car elle ferait partie du processus général d’évolution de l’humanité : « dans un futur pas très éloigné car mesuré en siècles, les races humaines civilisées extermineront et remplaceront quasi-inévitablement les races sauvages dans le monde » (12).  L’auteur de l’article commente que ce n’est pas seulement le racisme mais l’extermination raciale, le génocide qui, dès le début, fait partie du programme évolutionniste de Darwin.

La deuxième moitié du 19ème siècle est aussi une période où les idées féministes sont largement discutées dans le monde anglophone, préparant le terrain au mouvement suffragiste. La première conférence féministe a lieu en 1848 à Seneca Falls aux Etats-Unis, et de nombreux livres sont écrits par des femmes, tant américaines qu’anglaises, dénonçant tous les aspects de la servitude féminine et de la tyrannie masculine, depuis « A Vindication of the Rights of Women » de la pionnière Mary Wollstonecraft de 1792, jusqu’au « The Subjection of Women » de John Stuart Mill, de 1869, en passant par les ouvrages de Sarah Moore Grimké, Elizabeth Cady Stanton, Lucretia Mott, Josephine Butler, etc., tous parus avant « The Descent of Man ». Darwin et ses séides ne pouvaient pas ignorer les idées féministes, et qu’il se soient positionnés contre elles en est la preuve.

D’autres soulignent que Darwin a entretenu des correspondances avec des femmes, biologistes, féministes, lectrices de ses livres, etc. et que ces échanges épistolaires avec des correspondants de sexe féminin réfutent les accusations de sexisme. L’examen de l’ensemble de sa correspondance ne confirme pas exactement cette affirmation : sur un total de 2 000 correspondant.es, seulement une centaine étaient des femmes, soit 5%, et encore beaucoup de ces lettres étaient adressées à sa femme (13). Et surtout, cet argument ressemble fâcheusement au fameux « je ne suis pas raciste, j’ai des ami.es noir.es ».  Darwin, comme beaucoup d’hommes de son époque, admettait l’existence de femmes exceptionnelles, intellectuellement brillantes, savantes même—mais ces femmes n’étaient pas perçues comme représentatives de leur sexe mais comme des anormales, voire des monstres. 

Des défenseurs plus subtils soulignent que la théorie de l’évolution est un transformisme et serait par définition le contraire de l’essentialisme sexiste (« les femmes sont naturellement inférieures aux hommes et cette infériorité est inchangeable »). Elle laisserait même la porte ouverte à la fin de la domination masculine puisque, cette domination résultant elle-même de l’évolution, et l’évolution humaine suivant maintenant un cours inversif (selon Darwin, la civilisation repose sur la sélection de comportements anti-sélectifs », résume Patrick Tort dans son livre) (14), celle-ci pourrait, par l’accès des femmes à l’éducation, au travail professionnel et à la culture, combler l’écart d’intelligence entre elles et les hommes. En théorie peut-être—mais combien de dizaines de millénaires d’évolution faudra-t-il pour que ce résultat soit atteint ? Darwin dit lui-même qu’une telle évolution est improbable. Et dans sa logique craniologique, il faudrait que les femmes accèdent à un volume cervical égal à celui de leurs partenaires masculins, ce qui impliquerait que leur taille devienne en moyenne égale à celle des hommes, différence biologique fondamentale que l’évolution en cours ne semble pas en voie de corriger.

Enfin, le fait que la logique interne d’un système implique certaines conséquences ultimes n’implique nullement que les promoteurs de ce système les acceptent: on peut considérer que la logique interne du système politique  proposé par les révolutionnaires de 1789—liberté, égalité—contenait en germe la reconnaissance des droits des femmes—mais ces révolutionnaires n’étaient absolument pas disposés à les leur accorder ; au contraire, leur projet était de les renvoyer à leur foyer. De même pour les pères fondateurs auteurs de la Constitution et de la Déclaration des droits (Bill of Rights) américaine, propriétaires d’esclaves auxquels ils n’avaient aucune intention d’attribuer ces droits. Si la théorie darwinienne de l’évolution contient hypothétiquement en germe la fin de la domination masculine, il est clair que Darwin ne souhaite absolument pas qu’elle aboutisse à ce désastreux résultat.

Le point faible des théorisations darwiniennes et social-darwinistes (cf. l’hypothèse Bateman-Trivers élaborée à partir d’expériences portant sur des mouches drosophiles, avec une méthodologie problématique) (15) est que, à partir d’observations partielles sur quelques espèces, informées/déformées par des projections anthropomorphiques et/ou retenues sélectivement parce qu’elles en apportaient la confirmation, ils ont extrapolé à la majorité des animaux et à l’être humain des théories sur la supériorité biologique des mâles en matière d’intelligence, de courage et d’énergie, sur leur polygamie « naturelle » et leur capacité quasi-illimitée à engendrer une nombreuse descendance qui renvoient surtout aux  fantasmes de toute-puissance de mâles bourgeois occidentaux du 19ème et du 20ème siècle. Une universitaire note que « la psychologie évolutionniste est un domaine d’études dont le but semble être de convaincre les lecteurs non-spécialistes de la validité scientifique des pires platitudes sexistes de notre culture » (16).

Car contrairement à leurs assertions, le fait de choisir un.e partenaire sexuel.le, tant pour les hommes que pour les femmes, a peu à voir avec la biologie (la présomption qu’iel sera suffisamment robuste pour vous donner des enfants sains) mais avec une multitude de raisons d’ordre culturel qui vont de sa personnalité, de son charme, d’un physique agréable, de sa moralité, sincérité et fiabilité, de son job, de sa classe sociale, de sa fortune, de son intelligence, de son niveau d’instruction, des intérêts que l’on a en commun, etc. jusqu’à l’estimation de son aptitude à vous donner du plaisir : des sociologues ont recensé 237 différentes raisons d’avoir des rapports sexuels (17). Chez les êtres humains, l’immense majorité de ces rapports n’ont pas pour finalité la reproduction, et les sociétés animales ne sont pas universellement organisées autour de la domination de mâles alpha polygames sur des femelles monogames peu sexuées et dépendantes totalement absorbées par leurs fonctions maternelles.

En fait, dans la mesure où Darwin identifie totalement les femelles à la maternité et signale que, pour les femelles humaines, aucune autre activité n’est envisageable ni souhaitable il est, au moins dans ce domaine, sur une position essentialiste. On ne peut d’ailleurs pas lui reprocher de ne pas avoir mis ses théories en pratique, puisqu’il a fait 10 enfants à sa femme, les 9 premiers sur une durée de 11 ans, pendant lesquels celle-ci (sa cousine Emma Wedgwood) n’a cessé d’être enceinte que pendant les quelques semaines suivant ses accouchements. Il était connu à cette époque que la mortalité des femmes soumises à des grossesses fréquentes et répétées était considérable (près de 2 femmes sur 100 mouraient en couches, le risque étant maximum dans le cas de grossesses fréquentes et nombreuses). Darwin ne semble pas s’en être préoccupé, considérant sans doute que l’extrême violence reproductive qu’il a exercée sur son épouse était nécessaire au déroulement optimal du processus de l’évolution.

Le cas de Charles Darwin est spécialement intéressant parce qu’il met en lumière qu’il n’y a pas—et encore de nos jours—de science qui soit absolument libre de tout biais cognitif. Comme pendant des siècles la science a été un territoire exclusivement masculin, et l’est encore dans une certaine mesure, le biais scientifique qui y est le plus évident  est le « male bias » : les chercheurs de sexe masculin vont tendre, consciemment ou inconsciemment, à engager leurs recherches sur la base de prémisses invisibles–les préjugés, les croyances et les normes patriarcales en vigueur dans les sociétés où ils vivent–que leurs travaux auront tendance à confirmer (c’est ce qu’on nomme le biais de confirmation) : « les chercheurs tendent à « trouver » des résultats qui confirment les croyances sociales pré-établies » signale Cordelia Fine (18).

D’où la surabondance et la large vulgarisation de travaux d’éthologues, de biologistes et d’ethnologues établissant que la domination et la polygamie des mâles sont universelles, que les femelles sont peu sexuées ou que les cerveaux des mâles et femelles sont radicalement différents, tandis que ceux qui proposent des conclusions opposées sont rares et ont une visibilité médiatique faible. Les scientifiques ne travaillent pas dans un vide idéologique, et ceux qui ont désespérément cherché à confirmer les préjugés ambiants sous couvert de leur autorité scientifique ont souvent dû pour cela, comme dans le cas de Bateman et ses mouches drosophiles, piétiner la logique et les règles méthodologiques les plus élémentaires, voire censurer les résultats de leurs expériences quand ils ne « collaient » pas avec leurs théories. Comme le met en évidence l’obsolescence de la plus grande partie ce qui a été homologué comme connaissances scientifiques au 19ème siècle, la notion que la neutralité, la rigueur et l’objectivité seraient par définition inhérentes à toute démarche scientifique est un mythe, et la révolution copernicienne consécutive—par exemple en ethnologie, anthropologie et éthologie—à l’arrivée récente de chercheuses dans ces disciplines vérifie spectaculairement cette assertion. Les conclusions « scientifiques » de Darwin, tant sur les femmes que sur les « races inférieures », sont de pures productions idéologiques.

Accessoirement, il pourrait y avoir un lien (ténu) entre cette importance accordée à « man the hunter » dans l’explication de l’évolution de l’individu de sexe masculin vers la parole, la station debout, l’intelligence, le courage et l’énergie : Darwin lui-même était un chasseur fanatique, passionné d’armes, massacrant gratuitement toutes sortes de gibier en quantité, pour le plaisir, sans même manger le produit de sa chasse. Des critiques notent chez lui une forte composante sadique, hypothèse étayée par la révélation qu’il fait lui-même d’avoir pris plaisir à maltraiter des chiens quand il était enfant (19).

NOTES

  1. https://www.nationalgeographic.com/science/article/prehistoric-female-hunter-discovery-upends-gender-role-assumptions
  2. Saini, 48.
  3. Idem, 64.
  4. « Il est remarquable de voir comment Darwin reconnait chez les animaux sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses inventions et sa malthusienne lutte pour la vie » (lettre d’Engels à Marx de 1862, citée dans « Misère de la sociobiologie » de Patrick Tort, 127.
  5. Fine, 7/8.
  6. Saini, 60.
  7. Idem, 6.
  8. Idem, 6.

9) https://www.icr.org/article/darwins-teaching-womens-inferiority/

10) https://darwinandgender.wordpress.com/tag/j-s-mill/

       11) https://www.icr.org/article/darwins-teaching-womens-inferiority/

12) https://evolutionnews.org/2022/02/the-racism-of-darwin-and-darwinism/

13) https://www.darwinproject.ac.uk/letters/correspondence-women

 14) Tort, 126. La sélection naturelle opère en éliminant les faibles mais l’évolution humaine aboutissant à la civilisation, celle-ci est caractérisée par le développement de comportements anti-évolutifs de protection des faibles.

15) Le « paradigme Bateman » résultant d’observations sur les mouches drosophiles enfermées pendant 4 jours dans des récipients en verre, a posé que les mouches mâles, produisant une très grande quantité de sperme et dans le but de maximaliser leur succès reproductif, ont intérêt à inséminer le plus grand nombre possible de femelles, tandis que les femelles, qu’elles copulent avec un mâle ou avec cent, et vu leurs ovocytes en nombre limité et leur plus grand investissement reproductif, produiront le même nombre de descendants. Cette étude a été reprise et largement diffusée par les social-darwinistes parce qu’elle était censée prouver que la polygamie des mâles et la monogamie des femelles étaient universelles car entraînant un bénéfice évolutif. Mais d’une part, lors de sa diffusion médiatique, cette étude n’avait pas été répliquée (pour que les conclusions d’une étude scientifique puissent être considérées comme valides, celle-ci doit être réplicable). Et d’autre part, la méthodologie était fautive : en particulier, Bateman a attribué aux mâles un plus grand succès reproductif que les femelles, suite à leur plus grande promiscuité sexuelle : selon lui, ils avaient eu un plus grand nombre de descendants que les femelles, or c’était mathématiquement impossible, puisque ces insectes étaient enfermés dans des containers, et qu’une larve de mouche avait nécessairement deux géniteurs, un mâle et une femelle. Qui plus est, les conclusions de Bateman contredisaient ses propres expériences : plusieurs séries d’observations avaient mis en évidence que les mouches femelles étaient « sexually promiscuous » alors que Bateman attribuait ce comportement exclusivement aux mâles. Il a été établi récemment que le fait d’avoir plusieurs partenaires sexuels avait aussi un caractère évolutif chez les femelles, c’est-à-dire était favorable à leur succès reproductif (Testosterone Rex, 7/8)

16) https://assets.answersingenesis.org/doc/articles/pdf-versions/arj/v13/darwins_view_women.pdf  

17) Fine, 17.

18) Idem, 45.

19) https://www.icr.org/article/darwins-passion-for-hunting-killing/

BIBLIOGRAPHIE

Anne Fausto-Sterling, « Myths of Gender : Biological Theories About Women and Men », Basic Books, 1992 (version kindle).

Cordelia Fine, « Testosterone Rex, Myths of Sex, Science and Society », W.W.W. Norton Company, 2017 (version kindle).

Angela Saini, « Inferior, How Science Got Women Wrong and the New Research That’s Rewriting the Story », Beacon Press, 2017 (version kindle).

Patrick Tort, « Misère de la sociobiologie », PUF, 1985.

Susan McKinnon, « Neo-Liberal Genetics, the Myths and Moral Tales of Evolutionary Psychology », Prickly Paradigm Press, 2005.

BORIS CYRULNIK, ANTIFEMINISTE ET MATERNOPHOBE

Je vois parfois des féministes poster des textes louangeurs à propos de Cyrulnik, qu’elles voient comme le sauveur des femmes victimes de violences masculines parce qu’il les rassure en leur affirmant, inspiré par son exemple personnel, qu’il est possible de surmonter leur trauma par le recours à la résilience.

Des critiques ont noté que cette notion de résilience, en résonnance avec l’idéologie individualiste néo-libérale dominante, évoque de fâcheux relents de Darwinisme social: il y a celles qui vont trouver en elles, avec l’appui de leur entourage, la force de dépasser le trauma et de survivre, et il y a les faibles qui vont s’y enliser, car incapables de s’en libérer; la résilience, c’est une solution individuelle qui n’est pas à la portée de tout le monde(1).

En passant, l’exemple personnel de résilience mis en avant par Cyrulnik diffère au moins sur un point du cas des femmes traumatisées par la violence masculine: les nazis ne dominent plus la plus grande partie de l’Europe et n’envoient plus de Juifs dans les camps de la mort. Les femmes par contre, vivant toujours sous domination masculine, sont susceptibles en permanence d’être la cible des violences de leurs dominants. Surmonter le trauma est-il possible quand le risque d’une re-traumatisation continue à peser sur vous?

Cette image de Cyrulnik, bienfaiteur des femmes violentées, est un malentendu complet, que la lecture de certains de ses textes dissipe entièrement.

Dans un de ses livres, intitulé « Les Nourritures affectives » (Odile Jacob, 1993), l’auteur développe des théories hallucinantes, en particulier comment la transformation des rôles  parentaux, elle-même résultant des mutations affectant les comportements féminins suite aux avancées féministes, est créatrice de problèmes et de pathologies graves chez les enfants. Il attribue ces pathologies à une tendance générale à la « surpuissance des mères et à la déparentalisation des pères ». 

On apprend par exemple que, suite à l’augmentation du nombre des divorces (très majoritairement demandés par les femmes) et à la multiplication des naissances hors mariage, il y aurait eu une explosion du nombre des incestes. Explosion dont rien, aucune étude chiffrée, ne vient confirmer la réalité. 

Selon Cyrulnik, cette banalisation du divorce et des naissances hors mariage entraîneraient que l’inceste serait désormais vécu « sans remords, sans conscience d’un interdit, ou sentiment de culpabilité », soit « parce que les mécanismes séparateurs n’ont pas joué, soit au contraire parce que l’éloignement (des pères) n’a pas permis de tisser des liens d’attachement ».

Cyrulnik va même jusqu’à affirmer (voir article de l’Express en note ci-dessous) que le nombre des incestes mère-fils, « le tabou des tabous »,  « serait actuellement en France presque aussi élevé que celui des enfants autistes »!(2) Affirmation gratuite qui jette une lumière inquiétante sur la façon dont le contact de l’auteur avec la réalité est subverti par ses fantasmes. 

« Autrement dit–résume Dominique Frischer–un père séparé très tôt de ses enfants perd ses repères et la conscience de sa paternité, au même titre qu’une mère célibataire qui vit une relation fusionnelle avec son fils ou sa fille. Compte tenu de ces circonstances inhabituelles, l’un et l’autre sont amenés, mais pour des raisons diamétralement opposées, à devenir des parents incestueux ».

Et elle cite  une interview de Cyrulnik à Biba d’octobre 1993, dans laquelle celui-ci lançait un réquisitoire impitoyable contre les « nouvelles femmes ». « Ces thèses étaient ensuite reprises par une partie de la presse féminine présentant les recherches de Cyrulnik comme mettant en évidence que ces « nouvelles femmes » « seraient non seulement responsables de l’effritement de la famille et du couple et de l’augmentation des suicides masculins corrélée à la recrudescence des divorces, mais qu’elles seraient aussi à l’origine d’une crise des valeurs infiniment grave pour l’avenir de l’humanité ».

Cyrulnik lui-même a fait des déclarations répétées comme quoi la « déparentalisation des pères » et le « surinvestissement des mères »  étaient la cause de « toutes sortes de pathologies graves, dont l’angoisse féminine, l’impuissance masculine, l’inceste, l’anorexie, sans oublier les multiples syndromes de délinquance présentés par des enfants élevés dans des familles monoparentales » (la majorité des familles monoparentales ont à leur tête des mères solo), et même le terrorisme! (3)! « Dans une famille moderne, le père est souvent symboliquement absent. Avant, c’était le contraire: le père était très peu là physiquement, mais son rôle symbolique était énorme ».

« En un mot, non seulement elles ont évacué manu militari le père réel, mais elles ont en outre déboulonné le père symbolique de son piédestal » commente Dominique Frischer. Qui cite Cyrulnik: « Je suis prêt à parier que, s’il y a de plus en plus d’incestes, c’est parce que les hommes en face de leur fille ne se sentent plus père ».

En plus du fait que rien ne corrobore les thèses de Cyrulnik sur l’augmentation des cas d’inceste, a-t-il oublié que Freud–à une époque où le rôle symbolique des pères ne suscitait aucune contestation–avait constaté initialement la fréquence de l’inceste chez ses patientes atteintes de névroses. Pour ensuite, et vu le scandale qu’une telle révélation risquait de déchaîner dans la bonne société viennoise, reculer devant cette mise à nu des « sales petits secrets » de la famille patriarcale, et surtout devant la perte de sa réputation et de sa clientèle qu’elle ne manquerait pas d’entraîner.

Face au tabou de la parole sur l’inceste, Freud a préféré tourner casaque et soutenir la théorie du fantasme qui blanchissait les pères accusés et transférait le blâme vers leurs dénonciatrices: ces femmes névrosées étaient des mythomanes qui fantasmaient l’inceste avec le parent qu’elles accusaient. En fait, et contrairement à la théorie de Cyrulnik de l’inceste découlant de la perte d’autorité paternelle, beaucoup d’incestes sont le fait de pères hyper-autoritaires qui se comportent comme des tyrans avec leur famille.

Cette volte-face de Freud a fait–rappelle Frischer–que « des générations d’analystes ont occulté pendant plus d’un siècle toute référence à l’inceste… », sacrifiant ainsi des milliers d’enfants incestués au maintien de la respectabilité et de l’autorité de la figure paternelle. Mais Cyrulnik reste dans la ligne  quand il affirme que la parole des enfants qui rapportent une agression sexuelle n’est pas fiable (4) Et dans un autre livre,  » La Naissance du sens », toujours dans le même déni et minimisation des violences sexuelles masculines sur les femmes et les enfants, il va jusqu’à parler « d’inceste amoureux », d’ « inceste réussi vécu dans un bonheur secret »(5).

Et bien entendu, selon lui, l’anorexie des filles est due au surinvestissement des mères. Les journaux féminins et les médias qui proposent comme idéal de beauté féminine des mannequins filiformes n’y sont pour rien. 

Excusez du peu: l’émancipation des femmes et la « surpuissance » des mères seraient à l’origine de la recrudescence de l’inceste, de l’impuissance masculine, de la délinquance des adolescents, du terrorisme et de l’anorexie.

Derrière la bienveillance de façade du bon Docteur Cyrulnik, une entreprise insidieuse de culpabilisation des femmes pour avoir osé s’affranchir des rôles dans lesquels les enferme le patriarcat.

 (1) Sur sa théorie de la résilience  https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2017-1-page-22.htm

(2) https://www.lexpress.fr/informations/boris-cyrulnik-l-affectivite-nous-faconne_595890.html

(3) https://www.oveo.org/boris-cyrulnik-comment-la-violence-educative-est-meconnue-par-les-chercheurs-sur-la-violence/

(4) Idem.

(5) https://www.philo5.com/Mes%20lectures/Cyrulnik,%20Hommes%20ou%20animaux,%20c’est%20pareil.htm, page 104

NIETZSCHE SUR LES FEMMES, LA BETISE DES GENIES

Quelques-unes de ses citations sur les femmes:

« Presque partout, on les rend (les femmes) de jour en jour plus hystériques et moins aptes à suivre leur vocation, qui est de mettre des enfants au monde » (« Par delà le bien et le mal »)

« Un homme profond, […] profond d’esprit autant que de désirs, doué par surcroît de cette bienveillance profonde capable d’une sévérité et d’une dureté qui se confondent facilement avec elle, un tel homme ne peut penser à la femme qu’à la manière d’un Oriental : il doit voir dans la femme une propriété, un bien qu’il convient d’enfermer, un être prédestiné à la sujétion et qui s’accomplit à travers elle. » (Par delà le bien et le mal »).

. »Tu vas voir des femmes? N’oublie pas ton fouet ». (“Ainsi parlait Zarathoustra”).

« Le bonheur de l’homme, dit Zarathoustra, est « je veux », le bonheur de la femme est « il veut » (idem).

« Chez la femme tout est une énigme : mais il y a un mot à cet énigme : ce mot est grossesse. L’homme est pour la femme un moyen : le but est toujours l’enfant. Mais qu’est la femme pour l’homme ? L’homme véritable veut deux choses : le danger et le jeu. C’est pourquoi il veut la femme, le jouet le plus dangereux. L’homme doit être élevé pour la guerre, et la femme pour le délassement du guerrier : tout le reste est folie. » (idem).

« La femme n’est pas encore capable d’amitié, les femmes sont encore des chats ou des oiseaux. Au mieux des vaches » (idem).

« « La basse classe, des femmes, des esclaves, des masses sans noblesse… Il y a aussi la femme ! Une moitié de l’humanité est faible, essentiellement malade, changeante, inconstante, – la femme a besoin de la force pour s’y cramponner, il lui faut une religion de la faiblesse qui la glorifie, comme s’il était divin d’être faible, d’aimer et d’être humble, – la femme règne si elle parvient à subjuguer les forts  » (« La Volonté de puissance »).

Une anecdote figurant dans la biographie de Lou-Andreas von Salomé, de Michel Meyer: « Lou Andreas von Salomé, la femme océan »:

Nietzsche est fasciné par l’intelligence et la beauté de la superbe jeune femme russe, de près de 20 ans plus jeune que lui. Il la désire et s’étonne qu’elle ne réponde pas à ce désir. Le biographe le décrit: il n’est pas beau, un menton fuyant, une énorme moustache dans laquelle subsistent des miettes de son dernier repas, pas très grand, déjà bedonnant, bretelles tachées d’encre, gilet raide de crasse. Et syphilitique quartenaire. Le diagnostic du philosophe pour expliquer l’indifférence de Lou Andréas à son égard: « elle souffre d’atrophie sexuelle »! Un des privilèges masculins les plus enviables: aussi laid et vieux que soit un homme, il se croit irrésistiblement séduisant #sex bomb forever.

Et voilà le décryptage magistral de ces inepties péremptoires et comment elles s’expliquent par la virilité mal assurée de leur auteur que propose Eva Figes dans son livre: « Patriarchal Attitudes, My Case For Women To Revolt »:

« Chez Nietzsche, la philosophie de la volonté devient un cri hystérique et nous voyons que la façade commence à se fissurer. Trop d’insistance sur la domination et la supériorité trahit la peur et une profonde insécurité. (…) Sa posture est toujours celle du rude guerrier, mais pour lui l’attaque est réellement un moyen de défense. «  »Tu vas voir des femmes? N’oublie pas ton fouet », remarque-t-il dans Zarathoustra mais le fouet trahit le tremblement de terreur.  » L’homme véritable veut deux choses : le danger et le jeu. C’est pourquoi il veut la femme, le jouet le plus dangereux. « Son attitude envers les femmes est celle d’un dompteur de lions entrant dans la cage d’un de ces grands chats (…) Nietzsche dissocie l’émotion de la sexualité et adopte un ton bravache et fanfaron comme si la relation avec une femme était d’aussi peu d’importance que de faire un bon repas, ou de boire un verre avec des copains. Sous la posture du guerrier qui roule des mécaniques, on peut percevoir un manque d’assurance quant à la vraie nature de la masculinité, résultant dans une agression exagérée qui sonne faux. C’est le résultat d’un bidonnage sexuel: l’homme qui fait trop d’efforts pour paraître viril, et dont l’attitude dominante dissimule une vulnérabilité qu’il n’ose pas révéler. Nietzsche le surhomme non seulement a peur des femmes mais aussi de tous les aspects de l’humanité qu’il associe avec elles, et qu’il affecte de mépriser –gentillesse, amour, sympathie, souffrance. Il a peur de ces qualités, et essaie de les dissocier de lui-même, de les éloigner de lui autant que possible, parce qu’elles sapent sa posture de force. Parce que c’est seulement une posture. (…) Chez Nietzsche comme chez Hitler lui-même, nous pouvons voir à quel point la domination hystérique, l’obsession pour une masculinité forte est basée sur la peur. »

(traduction Francine Sporenda)

PHILOSOPHE DE COMPTOIR

Voici quelques extraits commentés de « L’Essai sur les femmes » d’Arthur Schopenhauer:

« Ce qui rend les femmes particulièrement aptes à soigner, à élever notre première enfance, c’est qu’elles restent elles-mêmes puériles, futiles et bornées; elles demeurent toute leur vie de grands enfants, une sorte d’intermédiaire entre l’enfant et l’homme ».

Les femmes sont restées en effet puériles et bornées dans la mesure exacte où les hommes les ont confinées à la maternité et au soin des enfants. Stratégie patriarcale classique: limiter les femmes et leur reprocher leurs limitations, immanquablement qualifiées de « naturelles ».

« Les femmes sont uniquement crées pour la propagation de l’espèce, toute leur vocation se concentre en ce point, elles vivent plus pour l’espèce que pour les individus, et prennent plus à coeur les intérêts de l’espèce que les intérêts des individus ».

Les femmes portent les enfants, mais en quoi cela fait-il d’elles des êtres davantage créés pour la propagation de l’espèce que les hommes? Dont l’intervention est tout aussi indispensable pour la propagation de l’espèce: si les femmes avaient le pouvoir (et pouvaient de ce fait produire et contrôler les systèmes de représentation), on pourrait aussi bien considérer les hommes comme des étalons reproducteurs créés essentiellement pour la propagation de l’espèce.

Citant Rousseau: « Les femmes en général n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun et n’ont aucun génie.  » Et il complète: « dans le monde entier, ce sexe n’a pu produire un esprit véritablement grand, ni une oeuvre complète et originale dans les Beaux-arts, ni en quoi que ce soit un seul ouvrage d’une valeur durable ».

Le but de l’effacement patriarcal systématique des femmes écrivains, artistes, scientifiques etc. est justement de faire croire que les femmes créatrices n’existent pas. Mais aussi efficace qu’il soit, elles n’ont pu être complètement effacées, on redécouvre maintenant ces nombreuses créatrices délibérément « oubliées ». On peut citer de nos jours des dizaines de créatrices d’oeuvres « complètes et originales », et même plus originales que celles de Schopenhauer. Ridiculisant ainsi la risible prétention du mâle bombant le torse à l’exclusivité de la créativité artistique (à noter qu’au 19ème siècle, les hommes blancs portaient la même accusation d’incapacité artistique « naturelle » envers les peuples africains colonisés).

« Les femmes sont le sexus sequior, le sexe second à tous égards, fait pour se tenir à l’écart et au second plan (…) Il ne devrait y avoir au monde que des femmes d’intérieur appliquées au ménage et des jeunes filles aspirant à le devenir, et que l’on formerait non à l’arrogance mais à la soumission ». (…) Il est évident que la femme par nature est destinée à obéir ».

Consternant de niaiserie. Il est clair que Schopenhauer n’aime pas les femmes qui sortent de la case ménagère, que les « femmes savantes » lui font horreur. Mais si les femmes sont à ce point naturellement faites pour la soumission, pourquoi faudrait-il travailler ainsi à les soumettre? Si elles sont à ce point incapables d’accéder au monde des idées et de l’art, pourquoi serait-il si essentiel de leur en refuser l’accès? Contradiction de taille, la peur des femmes et l’irrationnalité s’insinuent derrière l’apparente sur-confiance virile.

Docte ignorance, aphorismes péremptoires, rodomontades virilistes, postures de supériorité renvoyant à un obscur sentiment d’imposture, on retrouve tout ça chez Nietzsche, dont le style doit presque tout à Schopenhauer, autant pour l’originalité masculine…

Pourquoi accorder une valeur au reste de l’oeuvre d’un philosophe à ce point formaté par les préjugés les plus communs de son époque? Les remarques banalement misogynes qu’il expose dans son ouvrage ne sont en rien différentes, sauf peut-être pour ce qui est de leur verbalisation un peu plus sophistiquée, des propos d’un beauf machiste lambda tels qu’on peut encore les entendre, avec très peu de changements, au zinc d’un bar PMU.

Pourquoi inscrire cet auteur au programme des lycées? Trouverait-on normal d’inscrire à ces programmes des philosophes affirmant grotesquement que les Africain.es et Africain-Américain.es sont « naturellement » incapables de peindre, de sculpter, d’écrire et de composer de la musique?

Les femmes doivent absolument faire le tri dans les « grandes oeuvres » et les « grands hommes » que le discours dominant, tel qu’il est véhiculé par l’enseignement secondaire et par les médias, leur intime d’admirer.

CONTRE L’EFFACEMENT DES SEXES,

Par Sylviane Agacinski

Article paru dans Le Monde du 6 Février 1999

Je publie cet article ancien, sans être d’accord avec la totalité de son contenu (Sylviane Agacinski n’est pas une féministe radicale, et ses positions sur la maternité sont essentialistes et maternistes). Néanmoins ce texte apporte un éclairage intéressant sur la controverse transgenre.

Les Françaises sont entrain de faire prendre au féminisme un tournant décisif. En réclamant, avec la parité, le partage effectif des responsabilités politiques, elles rejettent clairement l’idéologie « indifférencialiste » à l’abri de laquelle se perpétue, encore aujourd’hui, malgré l’égalité de droits, le monopole masculin du pouvoir.

La parité n’est pas, contrairement à ce qu’on peut lire ici ou là,une façon de laisser la nature« dicter le droit » (on sait bien quela nature en elle-même ne dit jamais rien) ; elle est une façon dedonner sens à l’existence sexuéedes humains. La nature n’a jamaisrien fondé : ni hier la hiérarchiedes sexes, ni maintenant l’exigencede leur égalité. Tout cela est politique de part en part.

En revanche, que l’être humainsoit sexué, qu’il naisse garçon oufille, qu’il puisse devenir père oumère (mais non les deux à la fois,telle est la contrainte de la dichotomie des sexes), cela n’est pas politique — quoi qu’en disent JudithButler (Gender Trouble, Routledge,1990) et quelques autres.

Contrairement à ce que l’onpense spontanément, ce n’estd’ailleurs pas la différence naturelle des sexes qui a pu légitimerleur inégalité, c’est plutôt une dénégation et une réduction de cettedifférence. Dans notre histoire, lesfemmes n’ont pas été considéréescomme des êtres « différents », incarnant l’humanité au même titreque les hommes, elles ont été définies comme des hommes incomplets et inférieurs. Elles étaientla figure défaillante de l’humanité,sa forme mineure, sa partie exotique et « particulière ». Il esttemps de comprendre que cette logique du manque et de l’inférioritén’est pas la logique de la différence.

Les paradoxes du féminisme— oscillant entre le particulier etl’universel — n’ont été que lacontrepartie des paradoxes del’androcentrisme identifiant l’universel au masculin.On peut sortir de ces paradoxesen montrant que l’humanité universelle n’est pas simple, maisdouble, qu’elle doit s’entendrecomme l’humanité de l’homme etde la femme — au même titre.

On comprend ainsi pourquoipenser la différence des sexes estune idée neuve, puisqu’il s’agit dereconnaître enfin la mixité du genrehumain, son existence originairement sexuée, sans modèle unique. En reconnaissant l’universalité de ladifférence, on peut échapper àcette logique aberrante de l’androcentrisme qui condamnait au « particularisme » toute revendicationféminine.

L’impasse de l’universalisme abs­trait, qui veut négliger la différence des sexes au profit du seul« êtrehumain », a d’ailleurs été signalée par Simone de Beauvoir dès l’intro­duction du Deuxième Sexe ; il est surprenant qu’on ne s’en souvienne pas. Elle nous prévient contre la tentation, qu’elle croit surtout amé­ricaine (!), d’effacer le sens du mot« femme », tandis qu’elle se moque de l’ouvrage« fortagaçant » de Dorothy Parker qui déclarait :« Tous, aussi bien hommes que femmes, nous devons être considérés comme des êtres humains » (Le Deuxième Sexe, Idées / Gallimard, 1978, p.13). Affirmation abstraite, commente justement Simone de Beauvoir, ajoutant :« Il est clair qu’aucune femme ne peut prétendre sans mau­vaise foi se situer par-delà son sexe. »

Et pourquoi une femme est-elle tentée d’effacer sa différence, et non un homme ? C’est qu’elle se sent« dans son tort » en étant femme, alors qu’un homme est« dans son droit » en étant homme. L’auteur du Deuxième Sexeest donc très conscient du piège androcentrique de l’abstraction (même s’il lui arrive trop souvent d’y tomber, notamment lorsqu’elle ne peut s’empêcher de traiter avec mépris tout trait féminin, essentiellement la maternité) et elle précise que la fuite « inauthentique » dans l’abs­traction de l’être humain trouve sa source dans… le rationalisme et la philosophie des Lumières. Nous voilà donc revenus en Europe, ce qui prouve que le différend franco-américain est moins simple qu’il ne paraît.

Comme on le sait, en effet, cer­taines Françaises farouchement an­tiparitaires, qui se réfugient dans l’abstraction et refusent de revendi­quer leurs droits en tant que femmes, se flattent d’universalisme et accusent les Américaines de différencialisme. Nous ne devons pas nous laisser enfermer dans cette fausse alternative, qui recouvre en réalité deux façons, toutes les deux néfastes, d’effacer la différence des sexes et de ne pas reconnaître son caractère universel.

L’effacement « français » pro­cède en noyant les deux sexes dans un humanisme abstrait d’où surnage le modèle unique d’un être humain sexuellement neutre. L’effacement « américain » procède en noyant les femmes dans un parti­cularisme généralisé où se re­trouvent des minorités de toutes sortes (ethniques, religieuses, cultu­relles, etc.), et les deux sexes fi­nissent par être considérés comme de pures « constructions », quand ils ne sont pas la conséquence de mo­dèles culturels hétérosexuels (« heterosexual matrix »), comme chez Ju­dith Butler.

Le nouveau féminisme français récuse à la fois ces deux types de neutralisation des sexes en affirmant la dualité sexuelle comme la seule différence universelle au sein de l’humanité. C’est pourquoi il a pu concevoir l’idéal de la parité en politique.

Alors, oui, évidemment, en tant qu’elle caractérise a priori tout être humain, donc qu’elle est universelle, la différenciation des sexes peut être dite « naturelle ». En dépit des valeurs et des interprétations qu’elle reçoit (historiquement et culturellement variables), la diffé­rence masculin/féminin structure l’existence humaine et, au-delà, le règne des vivants.

Je laisse à ceux qui pensent par slogans — hommes ou femmes — la sottise de dire que la nature est de droite, voire d’extrême droite ! Je ne leur reproche même pas de ne pas avoir lu Rousseau qui fait de la nature l’usage que l’on sait, et qui n’a pas été exactement l’inspirateur de la droite en politique, mais de ne pas avoir conscience qu’il n’y a que des usages de la nature, sociaux, politiques, etc., qui sont toujours des interprétations sans vérité ul­time. La nature n’en demeure pas moins, avec son histoire, le nom de ce que l’on ne peut créer ni inven­ter, et qu’on ne saurait simplement nier par une décision péremptoire. De plus, au nom de quel idéalisme devrions-nous oublier ou dénier notre appartenance au monde des vivants ?

Aujourd’hui, aveuglés par les mi­rages de la puissance technique, nous voudrions vaincre la vieillesse et la mort, ou même surmonter notre condition en changeant de sexe ou en fabriquant des em­bryons en laboratoire, à partir de matériaux génétiques prélevés sur des individus. Ceux qui, des deux côtés de l’Atlantique, prônent l’ef­facement de la différence des sexes,se félicitent sans doute de ces « progrès » et des nouvelles libertés qu’ils offrent aux individus. Que chacun puisse donner la vie tout seul et devenir à la fois père et mère grâce aux techniques de pro­création médicalement assistée leur semble être un progrès vers l’auto­nomie individuelle. Même Robert Badinter ne voit là rien qui pose problème, pas même le recours aux mères porteuses qui s’apparente, selon lui,« à une simple adoption par anticipation »(Le Débat, no 36, Gallimard 1985, p.10).

En fait, ceux qui, par crainte d’un prétendu « naturalisme », récusent toute inscription de la différence des sexes dans le droit se préci­pitent aveuglément dans les bras de la technique, comme si elle devait désormais, à elle seule, fonder le droit. Avec une certaine cohérence, ce sont les mêmes, de Robert Ba­dinter à Evelyne Pisier, qui condamnent la parité et légitiment le droit aux enfants « biologiques ou adoptés » pour les couples du même sexe. La différence des sexes ne leur semble pas digne d’intéres­ser le droit, mais la biologie prati­quée en laboratoire justifie, selon eux, tous les droits. Demain, on pourra sinon abolir la différence entre les hommes et les femmes, du moins faire qu’ils n’aient plus be­soin l’un de l’autre. Les enfants« biologiques » ne naîtront plus d’hommes et de femmes, mais se­ront fabriqués à partir de matériaux génétiques, comme n’importe quel produit. Cette possibilité ne dessine pas un progrès mais une inquié­tante mutation de l’espèce. Elle de­vrait nous rendre conscients du fait que les sociétés humaines ne sont peut-être pas fondées sur des agglomérations d’atomes indépen­dants.

L’existence des deux sexes met chacun à l’épreuve d’une finitude qui l’empêche de se prendre, à lui seul, pour l’incarnation de « l’homme » et qui l’oblige à coexister avec l’autre (mais pas nécessairement à se définir comme hétérosexuel). Cette dualité ne pré­suppose rien d’une essence de l’homme, au sens générique, ni d’une essence de l’homme ou de la femme : elle confronte simplement chacun à l’hétérogénéité du genre humain et laisse dans nos corps et nos esprits la trace de l’autre.

Si l’on peut cependant parler d’un tournant, par rapport au che­min tracé par le premier féminisme et par Simone de Beauvoir, c’est qu’elle n’a pas vu que, pour réaliser l’égalité entre les sexes, les femmes ne pouvaient pas simplement accé­der au monde tel qu’il était, qu’elles devaient le transformer, le dé­construire. Qu’il ne suffisait pas, par exemple, qu’une femme de­vienne professeur, philosophe, ou citoyenne pour faire s’écrouler les constructions théoriques ou poli­tiques androcentriques. Le pro­blème pratique et politique des femmes, de leur place et de leur statut, ne pouvait pas se résoudre par leur « assimilation », par leur accession au monde bâti et pensé par des hommes, car la hiérarchie masculin/féminin était encore là dans ce monde, présente, effi­ciente, théorisée.

C’est ce que j’ai découvert, pour ma part, en devenant professeur de philosophie. Enseignant Platon ou Kierkegaard, je m’apercevais que je n’avais pas affaire aux spéculations de sujets universels et neutres, mais bien à des sujets philosophiques sexués, dont les concepts mêmes étaient pénétrés de la hiérarchisa­tion masculin/féminin. Sans imagi­ner a priori une divergence systé­matique des points de vue masculin et féminin — qui n’existe pas tou­jours —, il faut pouvoir analyser, lorsqu’elle apparaît, la part d’androcentrisme dans les construc­tions théoriques. Pourquoi une part importante de l’innovation en phi­losophie et en sciences humaines est-elle aujourd’hui l’œuvre de théoriciennes ? Parce qu’elles opèrent un déplacement du regard à l’intérieur de leur discipline.

Il est nécessaire, par exemple, d’interroger la très ancienne exclu­sion de la question de la procréa­tion dans la philosophie. J’ai essayé de le faire dans mon livre Politique des sexes (Seuil, 1996) en deman­dant pourquoi, depuis Le Banquet de Platon, le philosophe doit choi­sir entre l’amour des idées (et de l’âme des garçons) et le désir d’une descendance (donc des femmes). La métaphysique, bâtie sur un rejet « viril » de la chair et de la femme, a laissé des traces dans toutes ses constructions conceptuelles, jusque dans les façons modernes d’oppo­ser le sujet et l’objet ou l’activité et la passivité. C’est toujours le fémi­nin que le philosophe a abaissé, avec le corps, la matière, la nature. Si l’on ne voit pas le rapport entre certaines hiérarchies conceptuelles et la hiérarchie des sexes, on ap­plique les concepts classiques sans travail critique et l’on reste à l’inté­rieur de systèmes marqués par l’androcentrisme.

Ce travail a toujours été entravé, en France, y compris chez les femmes, par la tentation perma­nente de sacrifier la question de la différence à celle d’un universel trompeur ou d’une égalité juridique abstraite. Dite aussi« républi­caine », cette égalité, qui implique que le citoyen n’est ni homme ni femme puisque tous sont égaux de­vant la loi, interdit en effet toute revendication des femmes en tant que telles et les oblige à s’accommoder de la survivance de l’ordre androcentrique. Ce piège avait de quoi séduire les féministes, pressées, dans un premier temps, de s’identifier aux hommes pour mieux sortir de leur condition.

Après tout, cette identification n’a pas été simplement négative : elle a permis aux femmes de rompre avec les modèles dans les­quels leurs mères avaient été en­fermées, mais, rejetant tout héri­tage« féminin », le féminisme s’est alors nourri de misogynie. La plupart des femmes de ma génération pour qui la liberté primait tout — et c’est en quoi nous fûmes passion­nément beauvoiriennes — ont opté d’abord pour cette identification aux hommes et renié les « modèles maternels », en tous les sens du terme, puisque c’est dans la famille que s’institutionnalisait encore la subordination des femmes. Le choix de l’indépendance écono­mique et la critique du mariage caractérisèrent très souvent la façon de voir des jeunes filles de ma gé­nération (et ce mot même de « jeune fille » garde le parfum de cette époque).

Le« féminin » fit pourtant re­tour, notamment avec le corps et la sexualité. Dans les années 60 et 70, la conquête de la contraception et les luttes pour l’IVG manifestèrent clairement la réalité dissymétrique des sexes et firent prendre conscience aux femmes de la spéci­ficité de leur propre libération. Le discours des femmes en tant que telles n’était plus tabou, d’autant que des discriminations en tout genre continuaient à sévir, en dépit de l’égalité de principe et malgré le rêve d’indifférenciation des sexes. L’idéal ne fut donc plus de devenir des hommes comme les autres, mais d’affirmer la différence dans l’égalité.

La maîtrise de la fécondité per­mit aussi de repenser la maternité autrement : comme une force, comme la satisfaction d’un désir profond — donc comme une liber­té —, enfin comme une expérience privilégiée de la responsabilité. Sur ce point, Simone de Beauvoir ne pouvait plus nous guider, elle qui avait écrit que la procréation ne comporte « aucun projet » et pour qui l’enfantement n’était qu’une« fonction naturelle » dépourvue de sens, essentiellement aliénante.

Librement choisie, émancipée du point de vue masculin, la maternité devenait non seulement une liberté mais un privilège. À tel point que les hommes se trouvent au­jourd’hui, d’une certaine façon, dé­munis de cette puissance que la do­mination patriarcale leur a si longtemps assurée : la maîtrise de la descendance. Les conditions sont peut-être ainsi remplies pour que les hommes et les femmes éta­blissent de nouveaux rapports, fon­dés sur le respect de leur différence et de leur égalité.

Sur la scène politique, c’est l’idée de parité, depuis le début des an­nées 90, qui représente une façon de donner un nouveau contenu à l’égalité politique. Dans une démo­cratie représentative, et hors les cas de référendum, ce sont les repré­sentants qui exercent normalement la souveraineté qui appartient au peuple tout entier. Si à l’Assemblée nationale et au Sénat siègent 90% d’hommes, on est conduit à consta­ter ici, sans même parler d’autres lieux, un quasi-monopole masculin du pouvoir qui prive les femmes de l’exercice de la souveraineté.

Cette privation ne vient pas de ce qu’elles ne veulent pas être candi­dates, ni de ce que les électeurs ne votent pas pour elles, mais du fait que les partis politiques, vieux terri­toires masculins, quand ce n’est pas « machistes », ne les désignent pas comme candidates. Ils opèrent de fait une constante discrimination positive à l’égard des hommes, pro­longeant l’héritage d’une Répu­blique jadis tout entière inspirée par les modèles antiques. La ques­tion de ce que doit être une démo­cratie avec les femmes, qui n’a ja­mais été traitée, se pose donc aujourd’hui en France avec une ur­gence particulière.

Jusqu’à présent, le Conseil consti­tutionnel a toujours considéré que la Constitution de 1958 ne permet­tait pas à la loi de faire la distinction entre les hommes et les femmes, par exemple sur les listes électo­rales. Le droit devrait ainsi rester neutre à l’égard des sexes, alors que la société ne l’est pas.

A l’inverse, si l’on accorde que les deux sexes constituent universelle­ment l’humanité, il est légitime de repenser la souveraineté du peuple en tenant compte de sa double composition. En ce cas, les femmes doivent pouvoir non seulement élire les représentants, mais, elles aussi et au même titre que leurs concitoyens, représenter le peuple (il n’est évidemment pas question d’une représentation séparée des hommes et des femmes). Il faut donc qu’elles puissent accéder à la candidature, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui dans les partis. L’enjeu de la modification de la Constitution est de sortir d’un faux universel en reconnaissant que hommes et femmes doivent égale­ment accéder aux mandats et aux fonctions électives, et en permet­tant à la loi de corriger, dans notre démocratie, l’effacement des femmes.

LA FETE DES MERES, INSTRUMENT DE LA PROPAGANDE NATALISTE

La fête des mères est une invention des milieux conservateurs qui s’inquiétaient dès le 19ème siècle de la baisse de la natalité en France et du fait que le recul démographique qu’elle entraînait allait causer un affaiblissement désastreux du pays face à la menace allemande. Contre cette alarmante baisse des naissances, il fallait urgemment mettre en oeuvre une politique nataliste énergique. L’idée d’une fête des mères émerge ainsi peu à peu, d’abord dans un groupe créé en 1896 par le médecin et démographe Jacques Bertillon, nommé « Alliance nationale pour l’accroissement de la population », qui s’était donné pour objectif de diffuser la propagande nataliste dans les milieux politiques conservateurs, afin que les politiciens ainsi alertés fassent passer des législations favorisant la natalité et les familles nombreuses.

Parmi les mesures envisagées, la création d’une journée honorant les mères de famille. L’idée suscite un intérêt croissant, et en 1926, le gouvernement institue une « Journée des mères de familles nombreuses », qui est le volet idéologique de sa politique nataliste: des « médailles de la famille française » sont ainsi décernées aux mères méritantes.

Mais c’est Pétain qui consacrera officiellement la célébration de la fête des mères en mai 1941 et lui donnera une importance toute spéciale, déclarant aux mères françaises que  » vous seules savez donner à tous ce goût du travail, ce sens de la discipline, de la modestie, du respect qui font les hommes sains et les peuples forts. Vous êtes les inspiratrices de notre civilisation chrétienne »

La fête des mères, dès l’origine, a donc eu pour objectif d’inciter les femmes à faire plus d’enfants, donc à se sacrifier encore plus pour leur famille et pour le bien de la patrie, à qui il fallait fournir de la chair à canon fraîche après les très lourdes pertes occasionnées par la Première guerre mondiale.

Ce qui est a impulsé la création de cette fête, c’est la réalisation qu’il est impératif, pour assurer la reproduction sociale et la puissance de la nation, que les mères acceptent l’exploitation (inhérente à la maternité en système patriarcal) qu’elles subissent, et même qu’elles en soient fières: les milliers d’heures de travail maternel et domestique que vous assumez ne sont pas rémunérées, vous êtes abandonnées et méprisées en tant que mères toute l’année, mais une fois par an, on va vous abreuver de belles paroles sur la grandeur de votre sacrifice, encenser le caractère écrasant mais absolument vital de votre travail maternel, rappeler qu’on vous aime et qu’on vous respecte plus que tout au monde, et autres fariboles patriarcales.

Autrement dit, on vous met sur un piédestal pendant 24h, mais vous continuez à trimer gratuitement comme des esclaves et avec le sourire le reste de l’année, avec très peu d’aide des hommes et de l’Etat.

 C’est important de souligner que l’institution de la fête des mères, dans sa motivation, est foncièrement anti-féministe: c’est un rappel à l’ordre: femmes, votre fonction principale, votre plus belle réussite en tant que femmes est de faire des enfants, pour l’économie et pour la patrie–ne l’oubliez jamais.

Plus une société glorifie la maternité (exemple la Russie), plus les mères y sont exploitées: car c’est justement pour leur faire oublier qu’elles sont exploitées qu’on les glorifie.

« Les frères avant les meufs »: QUAND DES HOMMES DE GAUCHE SONT ACCUSES DE VIOL

On constate une fois de plus, à l’occasion de l’affaire Taha Bouhafs, que des féministes soutenant la gauche radicale témoignent d’une indulgence surprenante envers des hommes de gauche manifestement sexistes (sur la base des propos qu’ils tiennent) et accusés de violences sexuelles par plusieurs femmes. Et Taha Bouhafs n’est pas le premier à bénéficier de cette indulgence: dans plusieurs appels à signer des pétitions contre l’extradition de Julian Assange passés récemment sur Facebook, des féministes présentaient celui-ci comme un authentique héros progressiste, un innocent injustement persécuté par les autorités américaines parce qu’il aurait courageusement levé l’omerta sur certains de leurs agissements. Dans ces plaidoyers pro-Assange, aucune mention des accusations de viol qui pèsent sur lui—sauf pour l’en blanchir : il aurait été piégé par la CIA, avec la complicité de deux femmes qui auraient joué le rôle de « honeypot » (appât) pour l’attirer dans ce piège.

Bref rappel des faits : Assange, qui s’est présenté initialement comme un homme de gauche, (il a soutenu Bernie Sanders, leader de l’aile gauche du parti démocrate, au début de la campagne présidentielle de 2016) a été accusé de viol et d’agressions sexuelles par deux Suédoises, Ana Ardin, militante de gauche et Sofia Wilen, photographe. C’est lors d’une tournée de conférences en Suède, organisée par Ardin qui l’a hébergé chez elle, qu’Assange a eu des rapports sexuels sans préservatif avec l’une de ses accusatrices alors qu’elle était endormie et a également contraint l’autre à des rapports sexuels non-protégés auxquels elle n’avait pas consenti. Cette femme rapporte qu’elle lui a demandé si « il avait mis quelque chose » (if he wore anything), à quoi Assange, en parfait goujat, aurait répondu, « oui, je t’ai mise » (I am wearing you) (1).

Ayant appris que, durant son séjour en Suède, Assange avait eu des rapports sexuels avec plusieurs autres femmes, elles ont exigé qu’il se fasse tester pour des MSTs, pour le HIV en particulier, ce qu’il a refusé. Elles ont alors pris contact avec la police. Aux policiers qui ont reçu leur plainte, elles ont déclaré qu’au départ, elles étaient d’accord pour avoir des relations sexuelles avec lui–mais pas dans les conditions qu’il leur a imposées, et qu’au cours de leur relation, son comportement était devenu abusif.

En 2012, une demande d’extradition vers la Suède a été formulée par la justice suédoise dans le cadre de son enquête sur ces faits, les chefs d’accusation retenus contre Assange étant « agressions sexuelles (deux agressions), coercition illégale et viol ». La demande ayant été acceptée, celui-ci, redoutant de répondre de ses actes devant la justice suédoise, a pris la fuite et a obtenu le droit d’asile à l’ambassade d’Equateur à Londres. L’enquête n’a pu aboutir, bien que la procureure suédoise ait noté que « les témoignages des plaignantes étaient crédibles » et que cinq autres témoins se soient manifestés et aient fourni des précisions complémentaires étayant leur témoignage (2).

La raison originelle pour laquelle Assange s’est réfugié à l’ambassade d’Equateur n’est donc pas politique; contrairement à ce qu’il voudrait faire croire, il n’est pas un réfugié politique fuyant les persécutions de la justice américaine et sa fuite évoque plutôt celle, peu glorieuse, de Roman Polanski confronté à des accusations de viol sur mineure aux Etats-Unis: c’est pour échapper à la justice suédoise qui n’avait aucune intention de l’extrader vers les Etats-Unis et qui voulait seulement l’interroger au sujet des plaintes portées par ces deux femmes, et parce qu’il savait que les chefs d’accusation retenus contre lui étaient passibles de 4 années de prison qu’il s’est terré à l’ambassade d’Equateur (3). Mais les progressistes et féministes qui défendent Assange avancent qu’il n’est pas coupable puisqu’en 2019, après diverses péripéties, la justice suédoise a abandonné définitivement les poursuites.

D’abord, il faut rappeler qu’en Suède comme en France, de nombreuses affaires de viol où la culpabilité de l’accusé ne fait aucun doute se terminent néanmoins par un sans suite ou un non-lieu. Et en effet, l’explication donnée par la procureure Eva Marie Persson à l’abandon de cette affaire par la justice suédoise n’est nullement qu’Assange est innocent des faits qui lui sont imputés: selon elle, une dizaine d’années après les faits, « les preuves avaient perdu de leur consistance parce que les souvenirs des témoins s’étaient estompés », et si les poursuites ont été abandonnées, c’est au nom du « statute of limitation » (prescription) (4).

L’une de ses victimes suédoises a défini Assange comme « un homme qui a une attitude tordue avec les femmes et est incapable d’accepter un “non” comme réponse » (a man who has a warped attitude against women and doesn’t take no for an answer)(5). Cette « attitude tordue » est confirmée par des déclarations faites par Assange lui-même; ainsi, dans une transcription figurant dans le dossier d’instruction suédois, il reconnait « vouloir féconder des femmes, et qu’il les préférait vierges parce qu’il serait le premier à les féconder » (6). Il semble qu’Assange ait avancé dans son projet d’insémination à grande échelle: à la date de 2022, il se vante d’avoir à son actif cinq ou six enfants, avec au moins quatre femmes différentes.

Engagé dans une longue bataille pour la garde de son premier enfant, Daniel, avec sa première femme qui l’a mis au monde alors qu’elle avait 17 ans, il vient d’en avoir deux autres avec son avocate sud-africaine, Stella Morris, conçus alors qu’il était réfugié à l’ambassade d’Equateur où il a passé 7 ans, séjour qu’il présente volontiers comme s’étant déroulé dans des conditions d’une dureté insupportable. Le personnel de l’ambassade, lui, confiait qu’à la longue, c’est la présence de l’inventeur de wikileaks qui était devenue éprouvante : peu à peu, celui-ci avait occupé plus du tiers du rez-de-chaussée de l’immeuble et interdisait l’accès de ses quartiers aux autres résidents, il a hacké leur système informatique, il recevait un flux ininterrompu de visiteurs (dont Pamela Anderson, Vivienne Westwood et Yannis Varoufakis), fatiguait tout le monde par ses exigences et ses accès de colère et coûtait jusqu’à 95 000 $ par mois en frais de sécurité. Le gouvernement équatorien a fini par jeter l’éponge et a révoqué l’asile accordé à cet hôte encombrant (7).

Dans des interviews, Assange a tenu des propos d’un antiféminisme virulent. Au « Sunday Times », il a affirmé en décembre 2010 qu’en Suède, « il était tombé dans un nid de frelons de féministes révolutionnaires », qu’il avait été la cible d’une « conspiration féministe démente » et que la Suède était « l’Arabie saoudite du féminisme » (8).

Donc, pour lui, une femme qui refuse d’être violée pendant son sommeil est une féministe révolutionnaire, et ce refus serait l’expression d’un fondamentalisme féministe aussi extrémiste et pernicieux que le fondamentalisme islamiste. Assange ne saurait avouer plus clairement que, pour lui, accéder au corps des femmes est un droit, que le simple fait de poser des limites à ses exigences sexuelles est inacceptable et signale la récalcitrante comme folle et agressivement misandre. Dans sa vision, et comme son comportement l’a mis en évidence en Suède, les militantes de gauche constituent une sorte de vivier de partenaires sexuelles dans lequel il peut puiser à son gré, un harem à disposition sur lequel, en tant que leader progressiste, il possède un droit de cuissage naturel et inaliénable.

Sans surprise, il a traîné dans la boue ses accusatrices qu’il a traitées de menteuses, de «putains» et de « traîtresses » instruments de la CIA (9). Pourtant, détail embarrassant, une de ces affabulatrices qui « auraient tout inventé » a pris une photo-souvenir de lui chez elle, nu dans son lit (10).

Et comme un seul homme, les figures de proue de la gauchosphère américaine et mondiale, les Chomsky, les Corbyn les Lula da Silva, les Varoufakis ainsi qu’Amnesty International, l’ACLU etc. se sont rangés en bon ordre derrière Assange et ont repris ses accusations. Vilipendées et harcelées sur les réseaux sociaux, ses deux accusatrices ont été outées par ses supporters, menacées de viol, leurs photos et leurs coordonnées ont été diffusées sur le net et elles ont vécu dans la peur pendant des années, comme le raconte Ana Ardin dans son livre « Dans l’ombre d’Assange ». 

Quelles étaient les accusations formulées par ces hommes (et ces femmes) de gauche contre Ardin et Wilen dans les médias et sur les réseaux sociaux? Les thèmes classiques, ceux que l’on retrouve à chaque fois qu’une femme anonyme accuse un homme connu de violences sexuelles: « c’est une allumeuse, elle veut attirer l’attention sur elle et avoir son quart d’heure de célébrité, une profiteuse qui n’en veut qu’à son argent, une déséquilibrée hystérique, une mythomane, une féministe radicale qui hait les hommes ». Les mêmes accusations dont Naffissatou Diallo a été accablée quand elle a révélé son agression par DSK, les mêmes stéréotypes misogynes que l’on retrouve dix ans plus tard sur les réseaux sociaux à propos d’Amber Heard, et auxquels #metoo n’a apparemment rien changé.

A la base de ces accusations, il y a la croyance absurde que les victimes de violences sexuelles qui portent plainte contre un VIP le font soit parce qu’elles sont folles, soit pour en retirer des avantages matériels (voire, contradictoirement, les deux). Alors qu’au contraire le fait de porter plainte ou simplement de divulguer de tels faits ne rapporte le plus souvent à la victime qu’une triple dose de revictimisation: des démêlés judiciaires coûteux et sans fin, un stress psychologique et physique énorme, voire un lynchage en bonne et due forme par les médias et les réseaux sociaux: porter plainte contre des hommes violents, ce n’est jamais profiter mais s’exposer.

Et Assange n’hésite pas à en remettre régulièrement une louche sur wikileaks et twitter: « le féminisme est un instrument réactionnaire pour inciter l’Etat à censurer et emprisonner » (11). « Est-ce que le féminisme moderne a un problème avec le droit à la libre parole? » (12) « Est-ce que le féminisme moderne est devenu un instrument réactionnaire pour la censure d’Etat, la répression et la guerre? » (13). On peut voir ici que ce qui suscite son indignation, ce n’est pas les violences sexuelles masculines mais au contraire leur répression (très partielle) par la justice.

Lorsqu’il a lancé wikileaks, Assange s’est présenté comme un lanceur d’alerte intrépide, un champion de la transparence, un justicier médiatique au service de la vérité qui osait révéler les mensonges d’Etat, tacler l’impérialisme américain, divulguer les sales petits secrets du gouvernement, de la CIA, de l’établissement militaro-industriel etc., en toute liberté, sans avoir les mains liées par une quelconque loyauté à un parti politique. Sur la page d’accueil de wikileaks de 2007 figurait cette irréprochable profession de foi: « moins de corruption, une meilleure gouvernance, et des démocraties plus fortes » (14): il s’agissait pour lui de « faire le boulot que les médias de masse ne font pas » (15). A priori un projet parfaitement légitime et même nécessaire.

Et wikileaks a initialement révélé des informations que les citoyens américains avaient le droit de connaître sur leur gouvernement, ses opérations de désinformation et ses interventions militaires injustifiables, en particulier à l’occasion des guerres d’Irak et d’Afghanistan. Mais rapidement, il s’est avéré qu’en fait de « démocraties plus fortes», ces révélations scandaleuses avaient surtout pour effet de les affaiblir, tandis que wikileaks témoignait d’un désintérêt total pour les abus de pouvoir et les violations des droits humains commis massivement dans les démocratures, en particulier en Russie. Et si l’on examine les documents publiés durant cette période par ce site, il apparaît en effet qu’un nombre important d’entre eux « ont été bénéfiques au Kremlin au détriment de l’Occident » (16).

Et que pareillement, loin d’être scrupuleusement neutre en matière de politique intérieure, Assange évitait soigneusement de mettre le nez dans les affaires des Républicains et que les déballages de linge sale sur son site ne visaient que le parti Démocrate: le scoop majeur qui a attiré l’attention mondiale sur wikileaks, c’est la révélation du contenu des boîtes mail de John Podesta, directeur de campagne d’Hillary Clinton, et du Comité national démocrate–mais le succès de cette magistrale opération de piratage n’est même pas à porter au crédit de wikileaks, ses auteurs appartenaient à “un groupe proche du Kremlin” qui les a simplement communiqués à Assange (17).

Et le silence de wikileaks au sujet des grenouillages et de la fascisation du parti Républicain s’est rapidement transformé en soutien objectif à Trump lors de la campagne présidentielle de 2016, durant laquelle ce site a relayé systématiquement des informations, souvent fausses, favorables au candidat républicain. Finalement, dans un tweet, Assange a tombé le masque: « nous croyons que ce serait bien mieux si le parti Républicain gagnait » (18). Trump, renvoyant l’ascenseur, a twitté « I love wikileaks ».

Plus grave encore, le outing des données personnelles des membres du parti Démocrate a fait d’eux, comme les accusatrices d’Assange, la cible d’un harcèlement en ligne intensif et de vols d’identité (19). Et lorsque wikileaks a publié des milliers de documents classifiés américains à caractère diplomatique ou militaire, les noms d’Afghans travaillant secrètement pour l’armée américaine lorsqu’elle occupait ce pays ont été mis sur la place publique, les livrant ainsi à une probable exécution par les talibans.

Avec le temps, le tropisme pro-russe d’Assange n’a fait que s’accentuer: après la coopération entre hackers poutinistes et wikileaks lors de l’affaire Podesta, le Kremlin a systématiquement défendu Assange en butte aux accusations de trahison et d’espionnage pour lesquelles il est toujours recherché par la justice américaine: en 2011, un visa russe lui a été accordé, et l’ambassadeur de Russie à l’OTAN l’a proposé pour le prix Nobel de la paix (20). Il a même été salarié par le Kremlin, en tant que journaliste vedette pour la chaîne de télévision Russia Today qui, en 2011, lui a confié une émission régulière au cours de laquelle il interviewait des personnalités politiques et qui était pour lui l’occasion de donner libre cours à son anti-américanisme obsessionnel et de propager libéralement les théories complotistes concoctées par Moscou.

 Lorsqu’il s’est mis à couvert à l’ambassade d’Equateur, il a même été question, dans des discussions entre des diplomates russes et des proches d’Assange, d’organiser une opération spéciale pour l’exfiltrer en Russie, mais cette opération « a été abandonnée car trop risquée » (21). Et plus tard, lors de l’arrestation d’Assange par la Grande-Bretagne en 2019 et son incarcération à la prison de Belmarsh, Poutine lui-même est intervenu en sa faveur, déclarant que cette arrestation était injuste et questionnant sa légitimité démocratique (« C’est ça, la démocratie? » a t-il déclaré) (22).

Ainsi Assange qui dénonçait le mensonge d’Etat américain s’est mis au service (rémunéré) du champion toute catégorie du mensonge d’Etat, la Russie de Vladimir Poutine. L’homme qui voulait rendre les sociétés occidentales plus authentiquement démocratiques a fait allégeance à un dictateur.  Ce champion de la liberté de la presse a vendu ses talents de journaliste à un autocrate qui a depuis longtemps supprimé toute liberté de la presse en Russie. Comble d’incohérence idéologique, Assange,  par rejet de l’impérialisme américain, s’est jeté dans les bras de l’impérialisme russe. Et on a vu ce qu’il en est de son comportement avec les femmes. « Un rebelle combattant le pouvoir ou un goujat narcissique pour qui les femmes ne sont que des servantes ou des sex toys? » s’interroge l’auteur de cet article (23).  « Idiot utile du Kremlin, intéressé par la notoriété et l’autopromotion » suggère Le Monde (24) Plus crûment, Charlie Hebdo résume le contraste entre son image publique et la réalité : « Assange ou asshole? » (25). Renégat politique, opportuniste vénal, complice d’autocrates sanglants, prédateur sexuel sans états d’âme, mentalité vulgaire de rock star collectionneur de groupies, antiféministe revendiqué, idole des masculinistes, Assange est l’incarnation archétypique de ces imposteurs du progressisme dont les comportements personnels sont en contradiction totale avec les postures politiques.   

Mais une certaine gauche se cramponne obstinément à son idole et refuse de déboulonner la statue aux pieds d’argile. Pas question pour eux d’abandonner leur fantasme du héros martyr de la lutte contre les médias corrompus, du chevalier blanc de la rébellion contre la violence d’Etat: non seulement Assange est intouchable mais il a fait l’objet (en 2011 et 2021) d’autres nominations au prix Nobel de la paix: il n’y a pas que les Russes qui considèrent qu’un homme accusé de viol mérite le prix Nobel de la paix.

Même des féministes de la gauche radicale n’hésitent pas à reprendre l’argument que les accusations de viols qui pèsent sur lui ne peuvent être qu’un coup monté par la CIA. Donc pour elles, tant que des femmes accusent de violences sexuelles un homme qui n’est pas de leur bord, ces accusations sont crédibles mais dès lors qu’il s’agit d’un homme de gauche, elles ne le sont plus: dans ce cas, c’est forcément un complot organisé par ses adversaires politiques pour le discréditer. L’argument du complot fomenté par des adversaires politiques, excellente stratégie pour disculper des hommes publics accusés de viol. On l’a vue à l’oeuvre pour dédouaner DSK, pour Tron, pour Tariq Ramadan (« un coup des islamophobes »), pour Beaupin, pour Hulot, pour Darmanin. Et pour Taha Bouhafs au sujet duquel la position initiale de LFI, heureusement corrigée lorsque ses agressions ont été (re)connues, a été que les attaques contre lui étaient motivées par le racisme. 

Ce que ces justifications mettent en évidence, c’est qu’il n’est toujours pas acceptable, pas même concevable qu’un homme public voie sa réputation compromise et sa carrière torpillée pour une affaire aussi mineure, aussi insignifiante qu’un viol. Comme Caroline de Haas le signale, faisant allusion à François de Rugy, ex-président de l’Assemblée nationale qui a dû démissionner pour une affaire de notes de frais abusives portant en particulier sur une consommation jugée excessive de crustacés: « nos viols sont moins importants que vos homards ». Ou encore, comme on dit aux Etats-Unis: « bros before hoes » (les frères avant les meufs). 

Dans une analyse abordant la non-mixité, Christine Delphy a écrit que, dans les groupes dominés-dominants, c’est la vision dominante du préjudice subi par le groupe dominé qui tend à dominer. On peut même élargir ce propos et poser que, dans ce type de groupe, c’est la totalité de la vision du groupe dominant, et en particulier la promotion de ses objectifs et la défense ses intérêts, qui priment. Et que, par conséquent, la défense des droits des femmes n’y tiendra nécessairement qu’une place périphérique. C’est ce que mettent en évidence actuellement le fait que Darmanin, Peyrat (qui a démissionné mais n’a pas été désavoué par son parti) et Damien Abad n’aient pas été écartés, et qu’il ait fallu l’intervention de militantes de LFI pour que Bouhafs soit récusé. Et qu’il se trouve encore des féministes pour proclamer l’innocence de Julian Assange.

Des politiciens harceleurs ou violeurs, il y en a à droite comme à gauche, et rendre publiques leurs violences est toujours un parcours du combattant. Mais l’accusatrice d’un homme de gauche fait face une difficulté supplémentaire : par définition, l’homme de gauche combat pour la vérité, l’égalité et la justice, il prend des positions courageuses, il agit pour les plus faibles, les sans voix, il est dans le camp du bien, c’est un homme bien: en outre de la présomption d’innocence judiciaire, il y a une présomption d’innocence idéologique qui joue en sa faveur. Un homme qui s’engage pour les sans-papiers, soutient les femmes de ménage de l’hôtel Ibis Batignolles en grève, dénonce les contrôles au faciès, révèle l’affaire Benalla, alerte sur l’inertie du gouvernement sur le réchauffement climatique, ne peut pas être un violeur. En fait, si.

1/ https://jezebel.com/assange-sweden-is-the-saudi-arabia-of-feminism-5718817

2/ https://www.theguardian.com/media/2019/nov/19/sweden-drops-julian-assange-investigation

3/ https://www.theguardian.com/media/2014/jul/16/julian-assange-swedish-judge-rules-arrest-warrant-live

4/ https://www.theguardian.com/media/2019/nov/19/sweden-drops-julian-assange-investigation

5/https://studentactivism.net/2011/01/05/assange-accuser-interview/

 6/https://www.standard.co.uk/news/uk/assange-wanted-sex-with-virgins-6421691.html

7/https://www.theguardian.com/world/2018/may/15/julian-assange-ecuador-london-embassy-how-he-became-unwelcome-guest

8/https://studentactivism.net/2011/01/05/assange-accuser-interview/

9/https://www.theguardian.com/media/2010/dec/07/rape-claims-julian-assange

10/https://www.assange-sweden-is-the-saudi-arabia-of-feminism-5718817

11/https://www.thedailybeast.com/wikileaks-anti-feminist-rant

12/idem

13/idem

14/https://www.liberation.fr/futurs/2016/11/03/le-drole-de-jeu-de-julian-assange-dans-l-election-americaine_1525922/

15/https://www.lemonde.fr/elections-americaines/article/2016/10/19/presidentielle-americaine-wikileaks-mene-campagne-pour-donald-trump_5016310_829254.html

16/https://www.huffingtonpost.fr/2017/05/09/pourquoi-julian-assange-est-accuse-detre-pro-russe-et-comment_a_22077668/

17/https://www.lemonde.fr/elections-americaines/article/2016/10/19/presidentielle-americaine-wikileaks-mene-campagne-pour-donald-trump_5016310_829254.html

18/https://twitter.com/edpilkington/status/963860741118885888

19/https://www.liberation.fr/futurs/2016/11/03/le-drole-de-jeu-de-julian-assange-dans-l-election-americaine_1525922/

20/https://www.huffingtonpost.fr/2017/05/09/pourquoi-julian-assange-est-accuse-detre-pro-russe-et-comment_a_22077668/

21/https://www.leparisien.fr/international/wikileaks-le-plan-secret-de-la-russie-pour-exfiltrer-julian-assange-22-09-2018-7898667.php

22/https://www.lepoint.fr/monde/poutine-sur-wikileaks-c-est-ca-la-democratie-09-12-2010-1273263_24.php

23/https://reason.com/2010/12/22/julian-assange-feminism-and-ra/

24/https://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/19/julian-assange-recrue-de-la-tele-poutine_1687956_3232.html

25/https://charliehebdo.fr/2018/07/societe/portrait-assange-ou-asshole/