On l’a déjà souligné, les hommes les plus brillamment intelligents, ceux mêmes à qui la société décerne le label de « génies », dès qu’ils abordent le sujet des femmes, se ravalent presque toujours au niveau de la philosophie de comptoir la plus crasse et débitent les plus consternantes âneries.
Charles Darwin, le grand Darwin, auteur de « L’Origine des espèces » (1859) et de « La Filiation de l’homme » (1871), dont les théories iconoclastes sur l’évolution des espèces conséquence de la sélection naturelle ont radicalement délogé l’être humain de la place spéciale qu’il s’était attribuée dans l’univers et mis à mal les créationnismes religieux, n’échappe pas à cette règle. Selon lui, l’humain femelle n’a que peu évolué, l’évolution a principalement concerné les mâles parce que ceux-ci sont soumis à de plus grandes pressions sélectives : étant en compétition constante entre eux pour accéder sexuellement aux femelles, c’est l’audace, la combativité et l’intelligence dont ils ont dû faire preuve pour atteindre cet objectif qui leur a permis d’évoluer plus rapidement qu’elles et d’acquérir ainsi une énergie et une inventivité dont celles-ci seraient dépourvues : Darwin définit son « survival of the fittest » non seulement par la capacité à survivre dans des environnements particuliers mais aussi par le succès reproductif, qui est la conséquence de la sélection sexuelle, à savoir le fait, pour les mâles les plus forts, d’avoir accès à de nombreuses femelles et d’engendrer ainsi une nombreuse progéniture. Selon lui, le succès reproductif des mâles est en général plus élevé que celui des femelles, par suite de leur tendance « naturelle » à la polygamie, comportement découlant de l’énorme quantité de spermatozoïdes qu’ils produisent, qu’ils peuvent donc disséminer à tout va, par opposition au nombre limité d’ovules des femelles condamnées biologiquement à la monogamie, car devant les utiliser judicieusement et ne pas les « gaspiller » avec n’importe qui.
Ce serait aussi en chassant que l’homme aurait développé son intelligence et son audace : dans la vision du darwinisme social, c’est essentiellement des produits de la chasse des mâles préhistoriques que se nourrissait leur tribu, le rôle des femmes se bornant à attendre le retour du chasseur près du feu au fond de la caverne avec leurs enfants: le cliché cher aux masculinises du « man the hunter ». Dans leurs reconstitutions hypothétiques de la vie de nos lointains ancêtres, les social-darwinistes décrivent à longueur de pages les activités passionnantes des mâles : ils copulaient avec toutes les femelles, se battaient entre eux, chassaient entre eux, parlaient entre eux, inventaient des outils et des armes, tissant ainsi des liens forts qui seraient à l’origine des premières structures sociales. Mais à part attendre le retour du chasseur, il n’est jamais précisé ce que faisaient les femmes.
On sait maintenant que, dans les groupes humains qu’on suppose être les plus proches de ceux des humains de la préhistoire, les chasseurs-cueilleurs, la chasse au gros gibier, toujours aléatoire, ne représente qu’un faible pourcentage de la nourriture du groupe, qui est principalement assurée par la cueillette de végétaux (noix, racines, fruits, etc.) effectuée majoritairement par les femmes. Dans ces groupes de chasseurs-cueilleurs où elles fournissent la plus grande partie de la nourriture, ce sont les hommes qui dépendent d’elles, et non l’inverse.
Des découvertes archéologiques contemporaines mettent également en évidence que cette division du travail postulée par les anthropologues du début du 20ème siècle–hommes-chasseurs, femmes-cueilleuses– n’était pas aussi strictement binaire qu’ils l’affirmaient: dans des sépultures où on a découvert des corps enterrés avec des armes de chasse au gros gibier, les analyses d’ADN ont révélé que certains de ces corps étaient de sexe féminin (de 30 à 50% pour les tombes américaines) (1). Des anthropologues ont également signalé que, dans certaines tribus (les Agtas aux Philippines, les Inuits, les Tiwis en Australie par exemple), chasser est une activité féminine normale, toutes les femmes chassent (ou ont chassé quand elles étaient jeunes) avec des couteaux ou autres armes, parfois avec des chiens (2). Qui plus est, on sait maintenant que certaines espèces de singes chassent le petit gibier, avec des instruments primitifs (bâtons), et lorsque c’est le cas, c’est majoritairement les femelles qui chassent, comme chez les bonobos où les jeunes femelles chassent, et mangent, les bébés antilopes (3).
Mais surtout, affirmer que le développement de l’intelligence, de l’énergie et du courage ne se produit que chez les mâles parce qu’il résulte essentiellement de la rivalité entre eux et de leur pratique de la chasse en bande est une explication profondément sexiste parce qu’elle implique que le fait pour les femmes de nourrir leurs enfants, de les protéger des prédateurs et des dangers divers auxquels leur jeune âge les expose, puis de leur apprendre à survivre, à se protéger et à se nourrir de façon autonome ne requiert ni intelligence, ni courage ni énergie. Le travail de nourricière, de protectrice, d’éducatrice etc. fourni par une mère pour élever un être humain fonctionnel est au moins aussi important pour la survie du groupe que le fait de taper sur un mâle rival ou de tuer un auroch de temps en temps.
Et c’est un « male bias »classique de sous-estimer l’importance et la complexité de ce travail maternel, et l’intelligence et la considérable énergie nécessaires pour s’en acquitter correctement ; de cette invisibilisation patriarcale du travail maternel, représenté comme non-travail car censé être instinctif/biologique, témoigne le fait que, jusqu’à une date récente, les mères au foyer étaient vues comme ne travaillant pas.
Summum de l’arrogance masculine, des social-darwinistes sont allés jusqu’à prétendre que, si l’être humain était devenu bipède, c’est parce que la verticalité procurée par la bipédie lui permettait de mieux distinguer le gibier caché dans la végétation ! Et que s’il a appris à parler, c’est pour communiquer avec les autres chasseurs: comme si les mères ne communiquaient pas avec leurs enfants. Mais la parole, activité noble par excellence, ne pouvait avoir été inventée que par des hommes. Comme l’art: on a longtemps assumé que les fresques pariétales décorant les grottes de Lascaux, Chauvet, Rouffignac, Villars, Niaux (pour ne citer que celles de France) avaient été exécutées par des hommes, mais l’étude des signatures manuelles de ces fresques révèle une autre histoire.
De plus, si Darwin attribue aux hommes la compétition pour l’accès aux femelles passives, il laisse au moins à celles-ci le soin de choisir entre ces différents mâles en compétition pour les féconder celui qui leur paraîtra le plus approprié pour engendrer une progéniture en bonne santé, et éventuellement le plus apte à lui fournir les ressources matérielles nécessaires pour l’élever. Il semble considérer que ce choix du meilleur mâle est facile à faire et ne requiert aucune intelligence chez les femelles. On peut au contraire penser qu’il exige des qualités d’observation et de jugement de leur part, beaucoup de perspicacité et de discernement pour évaluer correctement la qualité reproductive des concurrents en présence : Darwin note lui-même que les apparences peuvent être trompeuses et que des signes distinctifs ou des comportements permettant aux mâles d’attirer l’intérêt des femelles peuvent néanmoins ne correspondre à aucun avantage reproductif.
Et des primatologues ont mis en évidence que la thèse darwinienne de la préférence des femelles primates pour les mâles dominants plus forts et plus âgés est loin d’être la règle: en plus du fait que la domination des mâles alpha est un type d’organisation sociale relativement rare chez les mammifères, l’étude de l’ADN des petits et du comportement des femelles dans des groupes de chimpanzés comportant un ou plusieurs mâles adultes met en évidence qu’environ 50% des petits proviennent de mâles extérieurs au groupe, les femelles s’absentant discrètement pour aller copuler avec des jeunes mâles vivant en bande non-mixte à la périphérie du groupe mixte, la promiscuité sexuelle de ces femelles favorisant la diversité génétique et la protection des petits (les singes mâles ne tuent pas les petits des femelles avec qui ils ont copulé). De plus, des études ayant mis en évidence que le sperme des mâles plus âgés est moins fertile que celui des jeunes mâles, c’est ces derniers que les femelles devraient préférer si elles voulaient effectivement optimiser leur succès reproductif comme le prétend Darwin. Et c’est bien ce que les femelles chimpanzés semblent faire—mais dans la mesure où ces comportements de préférence pour les jeunes mâles et de promiscuité sexuelle des femelles choquaient les préjugés des naturalistes, ceux-ci les ont ignorés pendant des décennies.
La principale objection à ces généralisations darwiniennes ou social darwinistes portant sur les comportements sexuels différents des mâles et des femelles est évidente : ces généralisations ont peu à voir avec la réalité des comportements animaux—avec leur grande diversité en particulier– et sont essentiellement des projections de normes et préjugés ayant cours à l’époque et dans les sociétés où vivaient leur(s) auteur(s). Si, selon Marx, Darwin, en présentant la compétition entre mâles comme moteur de l’évolution, avait transposé le capitalisme dans la nature (ce qui est, selon certains, serait davantage le fait du darwinisme social que de Darwin lui-même), il est encore plus clair que celui-ci a aussi transposé dans la nature les conceptions patriarcales en vigueur dans l’Angleterre du 19ème siècle, la « naturalité » des comportements sexuels attribués projectivement aux mâles et femelles animales justifiant en retour l’existence « universelle » de ces normes et préjugés chez les humain.es (4).
Darwin assume le caractère biologique du couple hétérosexuel humain, le mâle étant le « protecteur » et « breadwinner » (gagne-pain), celui qui se déplace à l’extérieur pour pourvoir aux besoins de sa famille, la femme restant au foyer pour s’occuper de ses enfants. Mais chez les humains, le couple hétérosexuel monogame (monogame pour la femme), quoique prédominant, n’est pas la seule forme d’organisation sociale des rapports hommes-femmes, et le schéma de la « femme au foyer » qui ne travaille pas (à l’extérieur), totalement investie dans la maternité, est une norme occidentale du 19ème siècle qui n’est ni historiquement ni géographiquement universelle comme le signale l’exemple des chasseurs-cueilleurs ci-dessus.
Qui plus est, ce n’était pas même pas une norme dans l’Angleterre de Darwin : l’idéal de l’ « ange du foyer » ne concernait que les classes supérieures, les mères et épouses prolétaires et petite-bourgeoises ne pouvant se payer le luxe de se dispenser d’exercer un travail rémunéré. Et surtout, elle n’a rien de naturel : au contraire de ce qui était usuel dans les familles bourgeoises de son temps, les femelles mammifères ne sont pas dépendantes des mâles pour se nourrir, elles doivent se déplacer pour trouver elles-mêmes leur nourriture et celle de leurs petits, et par conséquent elles ne sont nullement confinées de façon permanente dans leur caverne attendant le retour du pourvoyeur mâle.
Darwin se révèle encore plus clairement incapable de décoder les comportements des animaux qu’il a observés sans projeter sur eux ses a priori victoriens lorsqu’il décrit le comportement sexuel des femelles mammifères comme passif et timide (« coy ») et qualifie les femmes de « sexe fidèle » et naturellement monogame. Ce que l’on sait maintenant du comportement des femelles chez des mammifères et de nombreux primates invalide cette affirmation qui fait de la polygamie l’apanage des mâles: en période d’estrus (fertilité), des femelles primates, dont celles des chimpanzés, multiplient les rapports sexuels avec de nombreux partenaires, les laissant souvent épuisés avant de passer au suivant. Les lionnes aussi ont des rapports sexuels avec de nombreux mâles en période d’estrus. On a recensé une quarantaine d’espèces où non seulement les femelles sont polygames mais où cette polygamie constitue un avantage évolutif, parce que le taux de survie des jeunes nés de ces mères est plus important. Chez les oiseaux, on a découvert que, dans beaucoup d’espèces considérées comme monogames, la femelle est en fait polygame, mais pas le mâle (5).
Surtout, il est révélateur de ses biais idéologiques que Darwin ne se soit pas posé une question évidente: si les femmes sont naturellement fidèles, pourquoi les hommes ont-ils multiplié les lois, les normes, les règles morales et religieuses et les institutions destinées à garantir cette fidélité (ceinture de chasteté, surveillance stricte de « l’honneur » des jeunes filles et des femmes, importance accordée à la virginité, punition de l’adultère féminin et des femmes ayant une sexualité libre, séquestration des femmes et des filles dans des harems ou gynécées, voile, burka, excision, infibulation, etc.)? La multiplication de ces garde-fous ayant pour fonction de garantir la fidélité féminine signale le caractère fragile car socialement construit de cette fidélité, qui ne résulte que du contrôle tyrannique et violent des hommes sur la sexualité des femmes, contrôle auquel ils vivent dans la crainte qu’elles puissent échapper. Comme le souligne Angela Saini dans son livre « Inferior : How Science Got Women Wrong », la femelle sexuellement timide est en fait une femelle « sexuellement réprimée » (6), et la plupart des sociétés sont construites autour d’une répression stricte de la sexualité féminine.
Sans surprise, Darwin affirme évidemment que le rôle naturel des femmes est la maternité, ce pourquoi, selon lui, la nature (encore elle) les a dotées d’une capacité émotive, affective et intuitive (pour deviner les besoins de l’enfant) supérieure à celle de l’homme. Il admoneste ses lecteurs.trices : la femme ne devant ni ne pouvant sortir de ce rôle maternel, l’instruction des filles est non seulement inutile mais dangereuse car « les enfants et le bonheur du foyer souffriraient grandement si elles étaient éduquées » écrit-il en 1882 dans une lettre à une féministe, Caroline Kennard, qui osait le reprendre sur le sexisme de ses théories (7).
Ces qualités de nurturance et d’altruisme des femmes sont présentées comme étant en proportion directe de leur manque d’intelligence : « Je pense certainement que les femmes, quoique supérieures aux hommes en ce qui concerne les qualités morales, sont inférieures intellectuellement » écrit-il dans cette même lettre à Caroline Kennard. Et dans « The Descent of Man » il précise : « la principale distinction en ce qui concerne la puissance intellectuelle des deux sexes est que l’homme atteint un niveau supérieur à celui des femmes dans tout ce qu’il entreprend, que cela requière une pensée profonde, la raison, l’imagination, ou simplement l’usage des sens et des mains » (8).
Avec ses considérations sur la taille comparativement plus grande des cerveaux masculins, (théorie largement acceptée à son époque et promue entre autres par l’anthropologue Paul Broca), preuve incontestable de la supériorité intellectuelle des mâles, on tombe dans l’ineptie pure et simple: : « le cerveau de l’homme est absolument plus grand, la formation du crâne de la femme serait intermédiaire entre celle de l’enfant et celle de l’homme. » pose-t-il dans « The Descent of Man »(9). N’importe qui, doté du minimum syndical d’intelligence, peut concevoir que si la taille du cerveau déterminait le niveau d’intelligence, le QI des éléphants, des baleines, des hippopotames etc. surclasserait de loin celui des humains—mais cette évidence n’a pas effleuré les « gros cerveaux » des géniaux savants du 19ème siècle.
Evidemment, en maternaliste convaincu, Darwin était opposé au contrôle des naissances, que des féministes européennes préconisaient déjà à cette époque : il pensait qu’une reproduction illimitée était nécessaire à la sélection naturelle. Et détestait le féminisme : il a attaqué John Stuart Mill sur ses positions pro-féministes et (10) alertait sur le fait que « le militantisme hors de contrôle (des féministes) menaçait de pervertir la race et de détourner le processus ordonné de l’évolution» (11).
Pour l’exonérer de son sexisme flagrant, des admirateurs de Darwin avancent que reprocher à un homme d’être imprégné des préjugés de son temps, c’est se rendre coupable d’anachronisme ; et en effet, au 19ème siècle, la notion de l’infériorité intellectuelle des femmes et des « races » non-blanches était admise comme allant de soi. Néanmoins une chose est d’adhérer à ces préjugés quand on est un « homme de la rue », une autre est de leur conférer une validité difficilement contestable en les confirmant sous l’autorité d’une recherche scientifique. Sans surprise, le sexisme, chez Darwin, va de pair avec un racisme explicite : bien que partisan convaincu de l’abolition de l’esclavage, il attribue aussi aux Noirs un volume cervical inférieur, et prédit l’élimination des races inférieures par les races supérieures, élimination éminemment positive selon lui car elle ferait partie du processus général d’évolution de l’humanité : « dans un futur pas très éloigné car mesuré en siècles, les races humaines civilisées extermineront et remplaceront quasi-inévitablement les races sauvages dans le monde » (12). L’auteur de l’article commente que ce n’est pas seulement le racisme mais l’extermination raciale, le génocide qui, dès le début, fait partie du programme évolutionniste de Darwin.
La deuxième moitié du 19ème siècle est aussi une période où les idées féministes sont largement discutées dans le monde anglophone, préparant le terrain au mouvement suffragiste. La première conférence féministe a lieu en 1848 à Seneca Falls aux Etats-Unis, et de nombreux livres sont écrits par des femmes, tant américaines qu’anglaises, dénonçant tous les aspects de la servitude féminine et de la tyrannie masculine, depuis « A Vindication of the Rights of Women » de la pionnière Mary Wollstonecraft de 1792, jusqu’au « The Subjection of Women » de John Stuart Mill, de 1869, en passant par les ouvrages de Sarah Moore Grimké, Elizabeth Cady Stanton, Lucretia Mott, Josephine Butler, etc., tous parus avant « The Descent of Man ». Darwin et ses séides ne pouvaient pas ignorer les idées féministes, et qu’il se soient positionnés contre elles en est la preuve.
D’autres soulignent que Darwin a entretenu des correspondances avec des femmes, biologistes, féministes, lectrices de ses livres, etc. et que ces échanges épistolaires avec des correspondants de sexe féminin réfutent les accusations de sexisme. L’examen de l’ensemble de sa correspondance ne confirme pas exactement cette affirmation : sur un total de 2 000 correspondant.es, seulement une centaine étaient des femmes, soit 5%, et encore beaucoup de ces lettres étaient adressées à sa femme (13). Et surtout, cet argument ressemble fâcheusement au fameux « je ne suis pas raciste, j’ai des ami.es noir.es ». Darwin, comme beaucoup d’hommes de son époque, admettait l’existence de femmes exceptionnelles, intellectuellement brillantes, savantes même—mais ces femmes n’étaient pas perçues comme représentatives de leur sexe mais comme des anormales, voire des monstres.
Des défenseurs plus subtils soulignent que la théorie de l’évolution est un transformisme et serait par définition le contraire de l’essentialisme sexiste (« les femmes sont naturellement inférieures aux hommes et cette infériorité est inchangeable »). Elle laisserait même la porte ouverte à la fin de la domination masculine puisque, cette domination résultant elle-même de l’évolution, et l’évolution humaine suivant maintenant un cours inversif (selon Darwin, la civilisation repose sur la sélection de comportements anti-sélectifs », résume Patrick Tort dans son livre) (14), celle-ci pourrait, par l’accès des femmes à l’éducation, au travail professionnel et à la culture, combler l’écart d’intelligence entre elles et les hommes. En théorie peut-être—mais combien de dizaines de millénaires d’évolution faudra-t-il pour que ce résultat soit atteint ? Darwin dit lui-même qu’une telle évolution est improbable. Et dans sa logique craniologique, il faudrait que les femmes accèdent à un volume cervical égal à celui de leurs partenaires masculins, ce qui impliquerait que leur taille devienne en moyenne égale à celle des hommes, différence biologique fondamentale que l’évolution en cours ne semble pas en voie de corriger.
Enfin, le fait que la logique interne d’un système implique certaines conséquences ultimes n’implique nullement que les promoteurs de ce système les acceptent: on peut considérer que la logique interne du système politique proposé par les révolutionnaires de 1789—liberté, égalité—contenait en germe la reconnaissance des droits des femmes—mais ces révolutionnaires n’étaient absolument pas disposés à les leur accorder ; au contraire, leur projet était de les renvoyer à leur foyer. De même pour les pères fondateurs auteurs de la Constitution et de la Déclaration des droits (Bill of Rights) américaine, propriétaires d’esclaves auxquels ils n’avaient aucune intention d’attribuer ces droits. Si la théorie darwinienne de l’évolution contient hypothétiquement en germe la fin de la domination masculine, il est clair que Darwin ne souhaite absolument pas qu’elle aboutisse à ce désastreux résultat.
Le point faible des théorisations darwiniennes et social-darwinistes (cf. l’hypothèse Bateman-Trivers élaborée à partir d’expériences portant sur des mouches drosophiles, avec une méthodologie problématique) (15) est que, à partir d’observations partielles sur quelques espèces, informées/déformées par des projections anthropomorphiques et/ou retenues sélectivement parce qu’elles en apportaient la confirmation, ils ont extrapolé à la majorité des animaux et à l’être humain des théories sur la supériorité biologique des mâles en matière d’intelligence, de courage et d’énergie, sur leur polygamie « naturelle » et leur capacité quasi-illimitée à engendrer une nombreuse descendance qui renvoient surtout aux fantasmes de toute-puissance de mâles bourgeois occidentaux du 19ème et du 20ème siècle. Une universitaire note que « la psychologie évolutionniste est un domaine d’études dont le but semble être de convaincre les lecteurs non-spécialistes de la validité scientifique des pires platitudes sexistes de notre culture » (16).
Car contrairement à leurs assertions, le fait de choisir un.e partenaire sexuel.le, tant pour les hommes que pour les femmes, a peu à voir avec la biologie (la présomption qu’iel sera suffisamment robuste pour vous donner des enfants sains) mais avec une multitude de raisons d’ordre culturel qui vont de sa personnalité, de son charme, d’un physique agréable, de sa moralité, sincérité et fiabilité, de son job, de sa classe sociale, de sa fortune, de son intelligence, de son niveau d’instruction, des intérêts que l’on a en commun, etc. jusqu’à l’estimation de son aptitude à vous donner du plaisir : des sociologues ont recensé 237 différentes raisons d’avoir des rapports sexuels (17). Chez les êtres humains, l’immense majorité de ces rapports n’ont pas pour finalité la reproduction, et les sociétés animales ne sont pas universellement organisées autour de la domination de mâles alpha polygames sur des femelles monogames peu sexuées et dépendantes totalement absorbées par leurs fonctions maternelles.
En fait, dans la mesure où Darwin identifie totalement les femelles à la maternité et signale que, pour les femelles humaines, aucune autre activité n’est envisageable ni souhaitable il est, au moins dans ce domaine, sur une position essentialiste. On ne peut d’ailleurs pas lui reprocher de ne pas avoir mis ses théories en pratique, puisqu’il a fait 10 enfants à sa femme, les 9 premiers sur une durée de 11 ans, pendant lesquels celle-ci (sa cousine Emma Wedgwood) n’a cessé d’être enceinte que pendant les quelques semaines suivant ses accouchements. Il était connu à cette époque que la mortalité des femmes soumises à des grossesses fréquentes et répétées était considérable (près de 2 femmes sur 100 mouraient en couches, le risque étant maximum dans le cas de grossesses fréquentes et nombreuses). Darwin ne semble pas s’en être préoccupé, considérant sans doute que l’extrême violence reproductive qu’il a exercée sur son épouse était nécessaire au déroulement optimal du processus de l’évolution.
Le cas de Charles Darwin est spécialement intéressant parce qu’il met en lumière qu’il n’y a pas—et encore de nos jours—de science qui soit absolument libre de tout biais cognitif. Comme pendant des siècles la science a été un territoire exclusivement masculin, et l’est encore dans une certaine mesure, le biais scientifique qui y est le plus évident est le « male bias » : les chercheurs de sexe masculin vont tendre, consciemment ou inconsciemment, à engager leurs recherches sur la base de prémisses invisibles–les préjugés, les croyances et les normes patriarcales en vigueur dans les sociétés où ils vivent–que leurs travaux auront tendance à confirmer (c’est ce qu’on nomme le biais de confirmation) : « les chercheurs tendent à « trouver » des résultats qui confirment les croyances sociales pré-établies » signale Cordelia Fine (18).
D’où la surabondance et la large vulgarisation de travaux d’éthologues, de biologistes et d’ethnologues établissant que la domination et la polygamie des mâles sont universelles, que les femelles sont peu sexuées ou que les cerveaux des mâles et femelles sont radicalement différents, tandis que ceux qui proposent des conclusions opposées sont rares et ont une visibilité médiatique faible. Les scientifiques ne travaillent pas dans un vide idéologique, et ceux qui ont désespérément cherché à confirmer les préjugés ambiants sous couvert de leur autorité scientifique ont souvent dû pour cela, comme dans le cas de Bateman et ses mouches drosophiles, piétiner la logique et les règles méthodologiques les plus élémentaires, voire censurer les résultats de leurs expériences quand ils ne « collaient » pas avec leurs théories. Comme le met en évidence l’obsolescence de la plus grande partie ce qui a été homologué comme connaissances scientifiques au 19ème siècle, la notion que la neutralité, la rigueur et l’objectivité seraient par définition inhérentes à toute démarche scientifique est un mythe, et la révolution copernicienne consécutive—par exemple en ethnologie, anthropologie et éthologie—à l’arrivée récente de chercheuses dans ces disciplines vérifie spectaculairement cette assertion. Les conclusions « scientifiques » de Darwin, tant sur les femmes que sur les « races inférieures », sont de pures productions idéologiques.
Accessoirement, il pourrait y avoir un lien (ténu) entre cette importance accordée à « man the hunter » dans l’explication de l’évolution de l’individu de sexe masculin vers la parole, la station debout, l’intelligence, le courage et l’énergie : Darwin lui-même était un chasseur fanatique, passionné d’armes, massacrant gratuitement toutes sortes de gibier en quantité, pour le plaisir, sans même manger le produit de sa chasse. Des critiques notent chez lui une forte composante sadique, hypothèse étayée par la révélation qu’il fait lui-même d’avoir pris plaisir à maltraiter des chiens quand il était enfant (19).
NOTES
- https://www.nationalgeographic.com/science/article/prehistoric-female-hunter-discovery-upends-gender-role-assumptions
- Saini, 48.
- Idem, 64.
- « Il est remarquable de voir comment Darwin reconnait chez les animaux sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses inventions et sa malthusienne lutte pour la vie » (lettre d’Engels à Marx de 1862, citée dans « Misère de la sociobiologie » de Patrick Tort, 127.
- Fine, 7/8.
- Saini, 60.
- Idem, 6.
- Idem, 6.
9) https://www.icr.org/article/darwins-teaching-womens-inferiority/
10) https://darwinandgender.wordpress.com/tag/j-s-mill/
11) https://www.icr.org/article/darwins-teaching-womens-inferiority/
12) https://evolutionnews.org/2022/02/the-racism-of-darwin-and-darwinism/
13) https://www.darwinproject.ac.uk/letters/correspondence-women
14) Tort, 126. La sélection naturelle opère en éliminant les faibles mais l’évolution humaine aboutissant à la civilisation, celle-ci est caractérisée par le développement de comportements anti-évolutifs de protection des faibles.
15) Le « paradigme Bateman » résultant d’observations sur les mouches drosophiles enfermées pendant 4 jours dans des récipients en verre, a posé que les mouches mâles, produisant une très grande quantité de sperme et dans le but de maximaliser leur succès reproductif, ont intérêt à inséminer le plus grand nombre possible de femelles, tandis que les femelles, qu’elles copulent avec un mâle ou avec cent, et vu leurs ovocytes en nombre limité et leur plus grand investissement reproductif, produiront le même nombre de descendants. Cette étude a été reprise et largement diffusée par les social-darwinistes parce qu’elle était censée prouver que la polygamie des mâles et la monogamie des femelles étaient universelles car entraînant un bénéfice évolutif. Mais d’une part, lors de sa diffusion médiatique, cette étude n’avait pas été répliquée (pour que les conclusions d’une étude scientifique puissent être considérées comme valides, celle-ci doit être réplicable). Et d’autre part, la méthodologie était fautive : en particulier, Bateman a attribué aux mâles un plus grand succès reproductif que les femelles, suite à leur plus grande promiscuité sexuelle : selon lui, ils avaient eu un plus grand nombre de descendants que les femelles, or c’était mathématiquement impossible, puisque ces insectes étaient enfermés dans des containers, et qu’une larve de mouche avait nécessairement deux géniteurs, un mâle et une femelle. Qui plus est, les conclusions de Bateman contredisaient ses propres expériences : plusieurs séries d’observations avaient mis en évidence que les mouches femelles étaient « sexually promiscuous » alors que Bateman attribuait ce comportement exclusivement aux mâles. Il a été établi récemment que le fait d’avoir plusieurs partenaires sexuels avait aussi un caractère évolutif chez les femelles, c’est-à-dire était favorable à leur succès reproductif (Testosterone Rex, 7/8)
16) https://assets.answersingenesis.org/doc/articles/pdf-versions/arj/v13/darwins_view_women.pdf
17) Fine, 17.
18) Idem, 45.
19) https://www.icr.org/article/darwins-passion-for-hunting-killing/
BIBLIOGRAPHIE
Anne Fausto-Sterling, « Myths of Gender : Biological Theories About Women and Men », Basic Books, 1992 (version kindle).
Cordelia Fine, « Testosterone Rex, Myths of Sex, Science and Society », W.W.W. Norton Company, 2017 (version kindle).
Angela Saini, « Inferior, How Science Got Women Wrong and the New Research That’s Rewriting the Story », Beacon Press, 2017 (version kindle).
Patrick Tort, « Misère de la sociobiologie », PUF, 1985.
Susan McKinnon, « Neo-Liberal Genetics, the Myths and Moral Tales of Evolutionary Psychology », Prickly Paradigm Press, 2005.