J’avais déjà signalé que, sans le care des femmes, il ne peut y avoir d’ « hommes de génie ». Et j’avais donné comme exemples les cas de Flaubert et de Proust, qui ont vécu chez leur mère jusqu’à la mort de celle-ci. Thoreau lui même, en fait de « vie dans les bois », en communion avec la nature et en toute fière autonomie virile qu’il proposait dans ses livres, vivait en réalité à 1/2 heure de chez sa maman, à qui il apportait régulièrement son linge à laver et dont il rapportait des plats mitonnés.
Mais j’avais oublié le cas de Sartre, dont je suis en train de lire la biographie par Annie Cohen-Solal.
A propos de Sartre, on a plutôt à l’esprit la vision du bohème impénitent de Montparnasse et Saint-Germain des Près, vivant dans des chambres d’hôtel minables, sale, toujours vêtu pareil–la fameuse canadienne–écrivant fébrilement, dopé au café et à la corydrane.
En fait, Sartre n’a vécu à l’hôtel que parce que sa mère chérie s’était remariée, quelque temps après la mort précoce de son père, à un homme qu’il détestait. Aussitôt que sa mère fut de nouveau veuve, il s’installa avec elle dans un appartement bourgeois au 42 de la rue Bonaparte.
Madame Mancy, « derrière ses rideaux de dentelle, avec l’aide de sa bonne alsacienne, subvient aux besoins matériels: achat des costumes, choix des cravates, lavage et repassage des chemises aux cols blancs, alimentation, ménage », c’est elle qui prend en charge toute la logistique quotidienne de son fils.
Complétée par l’implacable organisation du très efficace Castor (Beauvoir) qui elle prend en charge les activités littéraires du « pape de l’existentialisme: lit et relit les manuscrits sartriens, suggère, critique, conseille.
Organise aussi, telle une agence de tourisme expérimentée, leurs fréquents voyages à l’étranger.
Sartre a donc deux mamans à son service: sa mère et Beauvoir. Pour le sexe, il a des maîtresses stables et des aventures passagères; il n’a plus depuis longtemps de rapports sexuels avec le Castor, qui vit dans la crainte d’être dégagée de sa place de « première épouse » par une des amoureuses « contingentes » de Sartre.
Tout un harem autour de lui donc, chacune tenant un rôle précis dans sa vie. C’est ce care féminin (tautologie) qui lui permet de « faire tourner la machine », de pondre des montagnes de papier, délivré des trivialités chronophages de la vie quotidienne par une escouade de femmes à sa dévotion.
La fameuse affirmation d’autonomie constitutive de l’identité masculine est un summum d’inversion patriarcale.
Frida Kahlo est une artiste puissante et une femme qui a traversé des épreuves telles qu’elle ne peut que susciter l’empathie. Pour autant, est-elle une icone féministe, formule qu’on trouve souvent à son propos dans les médias?
Ce qui pose problème avec cette qualification de féministe est essentiellement sa relation avec Diego Rivera, le peintre muraliste (auteur de fresques) avec qui elle a vécu jusqu’à sa mort, malgré ses innombrables infidélités, trahisons et humiliations.
On s’extasie sur la pérennité de leur liaison survivant à tous ces aléas, on parle de « grande histoire d’amour », d' »amants terribles », de « passion éternelle », de « couple de légende ». Exemple typique qui illustre que, dans l’opinion commune, les violences des hommes envers les femmes–jalousie, coups, humiliations–sont habituellement interprétées et excusées comme preuves d’amour.
L’histoire de Diego et Frida n’est pas une grande histoire d’amour mais une grande histoire d’emprise, de dépendance et de sado-masochisme.
Frida Kahlo est née en 1907 d’une mère mexicaine et d’un père allemand, dans une famille de la classe moyenne. A 8 ans, elle a la poliomyélite, ce qui bloque le développement de sa jambe droite et lui vaudra le surnom de « Frida la coja » (Frida la boiteuse). On pense qu’elle aurait pu aussi souffrir de spina bifida, une malformation congénitale de la colonne vertébrale.
A 18 ans, le bus dans lequel elle se trouve entre en collision avec un tramway, plusieurs des passagers du bus sont tués. L’abdomen et le pelvis de Frida sont fracassés, traversés par une barre de métal, sa jambe droite est fracturée en 11 endroits, son pied droit est cassé, son bassin, plusieurs côtes et sa colonne vertébrale sont brisées, son épaule est démise. Il est miraculeux qu’elle ait survécu mais elle doit passer de longs mois à l’hôpital enfermée des pieds à la tête dans un corset de plâtre et devra subir sa vie durant de nombreuses opérations. C’est à ce moment qu’elle commence à peindre, la peinture étant la seule façon d’exister qui lui reste, son évasion hors d’une réalité insupportable.
Diego Rivera a 22 ans de plus qu’elle, il est massif, bedonnant et très laid. Une première rencontre a lieu quand elle a 15 ans, suivie d’une autre 5 ans plus tard. Ils se marient en 1929. Rivera est déjà connu pour ses nombreuses conquêtes féminines, il a le physique et la réputation d’un ogre. Connu aussi pour ses bizarreries: il rapporte que, âgé de 18 ans, il aurait suivi des cours d’anatomie à la faculté de médecine et « aurait convaincu des camarades de faculté de consommer de la chair humaine pour se fortifier ». Et il précise que les morceaux de choix , pour lui, étaient les cuisses et les seins des femmes, et bien entendu la cervelle de jeune fille en vinaigrette » (Diego & Frida, 26-27). De ces nombreuses liaisons, Rivera a plusieurs enfants qu’il ne reconnait pas et dont il ne s’occupe pas.
Kahlo est fascinée par le personnage, se convertit au communisme stalinien et met en avant sa peinture pour l’intéresser et le séduire. Ils se marient en 1929, « le mariage d’un éléphant avec une colombe » dira le père de Frida (Diego & Frida, 75). Peu après leur mariage, Rivera reprend ses activités sexuelles extra-conjugales, avec toutes sortes de femmes, des anonymes, des prostituées, des femmes connues, des actrices comme la très belle Maria Félix dont il fera un beau portrait, Dolorès del Rio et une autre actrice glamoureuse, Paulette Godard, qui a joué dans des films de Charlie Chaplin et a eu une liaison avec lui. La syphilis dont souffrit aussi Kahlo était très probablement la conséquence de la promiscuité sexuelle compulsive de son mari.
Malgré tout, Frida l’admire, et malgré les risques pour sa santé fragilisée, elle veut désespérément un enfant de lui. Elle tombera enceinte et subira deux fausses couches douloureuses.
Elle supporte tant bien que mal ces infidélités répétées mais elle se rebelle quand elle apprend, après sa deuxième fausse couche (qui l’a dévastée parce qu’elle comprend alors qu’elle ne pourra pas avoir d’enfant) que Diego la trompe avec sa propre soeur Cristina, avec qui elle a toujours été en rivalité–c’est une habitude chez son mari de tromper ses maîtresses avec leur soeur ou leur meilleure amie.
Elle décide de le quitter, mais se sent responsable de ses infidélités: « je suis beaucoup fautive dans ce qui s’est passé parce que je n’ai pas compris depuis le début ce qu’il voulait » déclare-t-elle: elle croit qu’elle ne peut le satisfaire sexuellement parce que les conséquences de son accident entraînent pour elle des difficultés orgasmiques (Diego &Frida, 151). Elle est perdue, déprimée, a le sentiment qu’elle n’est rien sans lui et décide de revenir. Avec « un orgueil considérablement rabattu » commente son mari avec satisfaction.
C’est elle et Rivera qui reçoivent Trotski lors de l’exil mexicain du leader révolutionnaire (le président du Mexique lui a accordé le droit d’asile).Trotski tombe sous le charme mais si certains biographes supposent qu’ils ont eu une liaison, il est plus probable que leurs relations soient restées platoniques.
André Breton se rend lui aussi au Mexique pour une tournée de conférences, il en profite pour rencontrer Trotski qu’il admire beaucoup, et se lie avec ses hôtes (Trotski sera assassiné peu après par un émissaire de Staline, Ramon Mercader). La peinture de Kahlo commence a être appréciée aux Etats-Unis et en Europe, en particulier par les surréalistes: Breton écrit que « l’art de Frida Kahlo est un ruban autour d’une bombe ». Elle se rend en France où ses toiles sont exposées, est hébergée par Breton et sa femme Jacqueline Lamba avec qui elle a une liaison. Elle a peu d’estime pour le groupe parisien des surréalistes, qu’elle décrit en ces termes:
« Ils ont tellement de foutus intellectuels pourris que je ne peux plus les supporter. Ils sont vraiment trop pour moi.
J’aimerais mieux m’asseoir par terre dans le marché de Toluca pour vendre des tortillas que d’avoir quoi que ce soit à voir avec ces connards artistiques de Paris… Je n’ai jamais vu Diego ni toi perdre votre temps à ces bavardages stupides et à ces discussions intellectuelles. C’est pour ça que vous êtes de vrais hommes et non des artistes minables — Bon sang ! ça valait la peine de venir jusqu’ici juste pour comprendre pourquoi l’Europe est en train de pourrir, pourquoi tous ces incapables sont la cause de tous les Hitler et les Mussolini23. »
Kahlo s’est dite intéressée par l’émancipation des femmes mais peut-on considérer comme féministe une femme qui glorifie ainsi la virilité des « vrais hommes » –dont elle subit de plein fouet la tyrannie et la brutalité? Sans parler de l’absurdité de sa remarque rendant les surréalistes et autres incapables responsables de l’arrivée au pouvoir d’Hitler et de Mussolini.
Rivera « dévore tous ceux et toutes celles qui l’approchent ». Reconquérir la femme qui a osé le quitter est un challenge pour lui, un test de virilité. Dès qu’elle est revenue, il n’y a plus de challenge, et il demande le divorce qui a lieu en 1938. Elle part pour New York et essaie de se comporter en femme émancipée en ayant une liaison avec un photographe connu, Nicholas Muray. Jaloux, Rivera lui propose le remariage. Kahlo accepte, à certaines conditions: elle ferme les yeux sur ses aventures extra-conjugales mais elle n’aura plus de rapports sexuels avec lui et paiera pour son propre entretien. Le remariage a lieu en 1940.
Comment expliquer ce retour définitif vers son tortionnaire? Il y a chez elle, dit J.M. Le Clezio, une « volonté de sacrifice » (Diego & Frida, 213). En termes clairs, un profond masochisme, une culpabilité écrasante (de ne pas être une « vraie femme », mère féconde ou putain sensuelle), un accablant déni de soi–sauf dans sa peinture: « j’aime Diego plus que ma propre peau » écrit-elle dans son journal. Et elle ajoute « j’aime Diego plus que jamais. J’espère encore lui servir à quelque chose. Si Diego venait à mourir, je partirai avec lui, il est mon fils, ma mère, mon père, mon époux, il est mon tout » (Diego & Frida, 226). De nombreuses déclarations expriment son attachement viscéral, sa dépendance subie et choisie à Rivera. Elle a aussi « la religion du couple » précise Le Clézio: investie entièrement dans sa relations avec son mari, elle est prisonnière de l’image d’Epinal de leur « couple exemplaire »–comme l’a été Simone de Beauvoir avec Sartre–et elle ne veut rien faire qui puisse porter atteinte à cette fiction.
En 1951, alors que Rivera continue à peindre des fresques et à collectionner les femmes, la santé de Kahlo se dégrade gravement: un début de gangrène entraîne l’amputation de sa jambe droite. A la grande rétrospective de l’oeuvre de son mari, elle arrive en ambulance; Rivera y a fait installer un lit sur lequel il l’exhibe. Elle continue néanmoins à peindre des tableaux à thème révolutionnaire et indigéniste. Elle meurt à 47 ans.
Lucide sur son addiction destructrice à Rivera, elle dira « j’ai eu deux accidents dans ma vie. L’un à cause d’un bus, l’autre ce fut Diego. Diego fut de loin le pire ».