Cette réflexion a démarré sur le mur d’une amie, à propos d’une discussion sur le désir féminin et l’asexualité ; une jeune femme est intervenue, qui se disait « asexuelle » alors qu’elle est en couple avec un partenaire qui ne l’est pas, ce qui a priori posait problème. Elle confiait que « son homme » avait des « besoin sexuels », avait « besoin de rapports », mais elle pas. Et elle s’estimait satisfaite du compromis qu’ils ont trouvé, un « sacrifice mutuel »: elle refuse ces rapports non voulus deux fois par semaine mais elle se laisser pénétrer pour lui faire plaisir deux fois par mois.
Si ce compromis boiteux la satisfait, c’est son affaire. Là où j’ai tiqué, c’est quand cette jeune femme vantait ce type de compromis comme nécessaire dans un couple et prétendait poser sa solution personnelle en généralité valable pour toutes les femmes.
Les femmes, selon elle, doivent accepter de renoncer à avoir la sexualité (ou la non sexualité) qu’elles désirent et se sacrifier aux « besoins » de leur mari parce que, dans un couple, « on ne peut pas tenir un discours d’enfant-roi qui veut tout à 100% comme on préfère, sans sacrifice ». Et « on peut très bien faire l’amour pour faire plaisir à l’autre sans le ressentir comme une agression ». Et « quand tu respectes l’autre, par moments, tu prends sur toi ». Cette personne se disait féministe.
Bien évidemment non, d’un point de vue féministe, il n’est pas acceptable de prendre sur soi et d’accepter des rapports sexuels non désirés juste pour satisfaire son partenaire, et il est parfaitement hallucinant de considérer ce point de vue comme féministe. Et c’est encore moins acceptable si ce n’est pas une concession exceptionnelle mais la règle sur laquelle fonctionne la vie sexuelle du couple (entre parenthèses, fixer des « quotas de rapports sexuels » mensuels réglementaires, et faire de la sexualité une sorte de routine bureaucratique arrêtée suite à un processus de négociation serrée entre partenaires rend les rapports sexuels à peu près aussi excitants que l’application d’un accord d’entreprise, mais passons).
Ce que préconise cette jeune femme, ça porte un nom : le devoir conjugal. Dans son optique, elle « doit » un certain nombre de rapports sexuels à son compagnon, et elle estime devoir s’en acquitter, qu’elle le veuille ou non. Elle semble ignorer que la notion de devoir conjugal n’a plus d’existence légale depuis plusieurs décennies, ou si elle est au courant, elle doit penser que, abolie légalement ou pas, l’obligation de relations sexuelles est toujours la base du couple, et que si elle ne respecte pas son « cahier des charges », son compagnon ira voir ailleurs.
En fait, pour beaucoup d’hommes et de femmes, la notion de devoir conjugal continue à s’imposer de facto, et l’évolution du droit n’y a rien changé. C’est de cette notion de devoir conjugal que dérivait ce qui était un des fondements légaux de l’institution du mariage : qu’il ne saurait y avoir de viol entre époux. Et c’est évidemment parce que cette disposition a été abolie que le viol conjugal a été criminalisé en 1980 : s’il y a devoir conjugal, il ne peut pas y avoir viol conjugal, car si l’épouse lui refuse son dû, il s’ensuit que le mari serait en droit de l’exiger, y compris en la forçant. L’épouse par contre ne pouvant matériellement pas violer son époux puisque le viol est défini légalement comme toute forme de pénétration sexuelle, et l’expression neutre « viol entre époux » occultant hypocritement que c’était le viol de l’épouse qui était légal.
Pourtant, après 150 ans de féminisme, cette jeune femme continue à penser la sexualité du couple, comme une victorienne : « ferme les yeux et pense à l’Angleterre ». Elle prend sur elle pour avoir des rapports sexuels et affirme ne pas le ressentir comme une agression. Mais ce n’est pas pour autant que ce non-sentiment d’agression garantit qu’il n’y ait pas agression. Les sociologues qui font des sondages sur les violences « conjugales » savent que non seulement les femmes victimes de violences masculines les minimisent ou ont tendance à excuser leurs auteurs, mais qu’elles ont même de grandes difficultés à identifier ce qu’elles subissent comme des violences.
Par contre, si l’on soumet ces mêmes questionnaires à leurs partenaires masculins, ils savent très bien que leurs comportements sont violents et identifient même comme violences des comportements que les femmes ne relèvent pas comme tels. En clair, le formatage patriarcal à la féminité conditionne les femmes à ignorer les agressions dont elles sont victimes, à les considérer comme normales et à trouver des justifications aux hommes qui les commettent (« je ne m’occupe pas bien de lui, je ne lui fais pas les plats qu’il aime, je ne sais pas le prendre… »). De ce fait, le vécu d’une victime de violences ne reflète donc pas nécessairement la gravité de ces violences : c’est justement dans les pays où les violences masculines sont les plus fréquentes que celles-ci sont les moins repérées comme telles par les femmes, et les plus tolérées: en Algérie, 60% de femmes pensent qu’il est normal pour un homme de battre sa femme (1).
En fait, si certains comportements masculins manifestement préjudiciables aux femmes ne sont pas nommés comme violences, cela n’indique pas du tout qu’ils ne sont pas violents, mais c’est au contraire le signe que ces violences ont le statut de normes culturelles: par définition, quand des violences sont des normes incontestées—harcèlement sexuel, burka, prostitution, excision, mariage forcé, « devoir conjugal » etc.-non seulement celles qui en sont victimes ne les perçoivent pas comme telles mais elles opposent souvent une forte résistance à leur identification. Cette jeune femme qui affirme qu’avoir des rapports sexuels non désirés ne lui coûte pas et que c’est son choix tient le même discours que les personnes prostituées en exercice ou les femmes voilées : pour préserver son estime de soi, ce qui est subi doit être présenté comme choisi. Face à ces résistances, le rôle de l’analyse féministe est de questionner le « consentement » des victimes aux violences qu’elles subissent et de rappeler que ce qui doit être pris en compte, ce n’est pas le consentement mais la nature de l’acte consenti: une agression consentie reste toujours une agression. En fait, c’est une agression redoublée, puisqu’à l’agression elle-même s’ajoute la violence du consentement à sa propre victimisation extorqué à la victime.
Et non, contrairement à ce qu’implique cette jeune femme, se soumettre régulièrement à des relations sexuelles non désirées, ce n’est jamais anodin : quand une femme se force répétitivement à subir ce que l’on pourrait appeler une sorte de prostitution conjugale, cela ne va pas sans sérieuses conséquences psychologiques et psychosomatiques: se laisser pénétrer alors qu’on répugne à la pénétration oblige à se dissocier et à nier son ressenti. Se laisser traiter « volontairement » comme un objet passif de masturbation (parce que si l’on ne veut pas être pénétrée, il ne peut s’agir que de masturbation), c’est intérioriser que, pour satisfaire les « besoins » masculins, on doit refouler son absence de désir, sa frustration, sa répugnance. De plus, « prendre sur soi » pour supporter ce type de sexualité est à la longue destructeur car la dissociation entraînée par des rapports sexuels non voulus subis de manière répétitive (ce qui est le cas de cette jeune femme, et ce qui est aussi la définition de la prostitution) induit une désensibilisation progressive, une anesthésie durable à ses propres sensations : on cesse de ressentir ce qui n’est pas désiré, il y a perte des sensations corporelles et tactiles, en particulier on ne sent plus la douleur, et on ne s’en protège plus.
Enfin, que les rapports sexuels soient performés sous une contrainte externe ou intériorisée, les conséquences pour les femmes sont peu différentes. Dans l’analyse féministe, la sexualité ne peut être bénéfique que s’il y a désir réciproque et adhésion active, et si les rapports sont « consentis » à titre d’obligation contractuelle ou « par amour » envers le partenaire, cette sexualité à sens unique participe du schéma général d’exploitation des services féminins qui fonde la domination masculine. Sur la base de ces critères, pour cette jeune femme et pour la vaste majorité des femmes dans le monde qui ont des rapports parce qu’elles y sont forcées ou s’y croient obligées, il est clair que ces rapports dits sexuels n’ont en fait rien de sexuel pour elles, et que ce qu’on nomme « sexualité » n’est en réalité que de la « sexualité-pour-les-hommes »–. Non seulement, la sexualité féminine n’existe qu’en tant que réponse aux demandes masculines, mais les femmes ne peuvent littéralement pas se penser en tant que sujet de leur sexualité puisque vivre sa sexualité en tant que sujet est par définition un privilège de dominant.
Et non, accepter (ou imposer) des rapports non voulus ne peut être une preuve d’amour parce que l’amour entre deux adultes suppose une dimension de réciprocité et le respect des désirs de son partenaire. Et que quand la femme se force constamment à faire des choses qui l’ennuient ou lui déplaisent pour faire plaisir à son mari et parce qu’elle considère que c’est à elle de se sacrifier pour son couple, on est (contrairement à ce que prétendait cette jeune femme), dans une relation profondément inégalitaire.
Parce ce que, contrairement à ce qu’elle avance, le sacrifice sexuel qu’elle accepte par amour pour « son homme » ne s’inscrit pas dans une réelle relation de réciprocité. Quand je lui demande quelles sont les choses désagréables que son mari se force à faire pour elle—qui soient d’un niveau de pénibilité égal à une pénétration non désirée, on ne parle pas juste de sortir la poubelle—elle répond que le grand sacrifice que fait son mari pour elle est…. de renoncer à avoir des rapports sexuels avec elle deux fois par semaine et se contenter de deux fois par mois ! Donc s’abstenir d’imposer des rapports sexuels non désirés serait aussi pénible et humiliant que de se forcer à les subir? Ne pas violer, harceler et frapper, ça serait aussi douloureux qu’être violée, harcelée et frappée ? Cette jeune femme a complètement intériorisé l’entitlement des hommes « NAMALT » qui, parce qu’ils disent ne pas violer ni battre les femmes, estiment que ça leur donne droit à une médaille: les hommes se voient-ils tellement comme des brutes incapables de se contrôler que pour eux, le simple fait de ne pas maltraiter les femmes exigerait un effort surhumain ? Elle aussi met la barre tellement bas pour les hommes que le fait que son conjoint n’exige d’elle que des rapports sexuels tous les quinze jours vaudrait quasiment brevet de féminisme. Parce que dans cette vision phallocentrée, la frustration sexuelle des dominants, c’est intolérable et infiniment plus grave qu’une pénétration non voulue.
Et contrairement à ce qu’elle croit, loin d’être « le ciment du couple », cette sexualité contrainte est une base fondamentalement malsaine pour une relation de couple : un mari qui aime vraiment sa femme, est-ce qu’il l’oblige à ce genre de simulacre ? Il doit quand même se rendre compte que ça lui déplait—et il le fait quand même? Se masturber dans une femme inerte, est-ce que c’est la respecter?
Parce qu’elles occupent la position de dominée dans le rapport de force sexuel, ce sont presque toujours les femmes qui se retrouvent en situation de faire l’amour à contrecoeur. Et qui justifient ce servage sexuel au nom de l’amour qu’elles portent à leur compagnon, la référence à l’amour n’étant ici que l’intériorisation du chantage masculin pour obtenir l’accès sexuel : « si tu m’aimes, tu dois accepter que je te pénètre même si tu n’en as pas envie ». Dans ce discours agresseur, se laisser pénétrer contre son gré, ça serait donner une preuve d’amour. C’est ce que disent les clients sur les forums de prostitution : « je vais voir des prostituées parce que ma femme ne veut pas faire l’amour aussi souvent que moi, si elle m’aimait vraiment, elle devrait faire un effort et se laisser baiser (ou sodomiser, ou partouzer etc ) même si ça ne la branche pas ». Variante de ce discours : si les hommes veulent vous pénétrer, ce serait parce qu’ils vous aiment : « Qu’un homme bande pour vous, c’est leur façon masculine d’exprimer leurs sentiments, vous ne pouvez pas refuser leur amour (leur pénis). »
On a là un discours orwellien qui dit aux femmes : « l’amour, c’est la violence ». Forcer la résistance d’une femme malgré son manque de désir (commettant alors une sorte de « viol gris »), ça serait donner une preuve d’amour, insérer son pénis dans un de ses orifices serait une preuve d’amour– alors que certains pénètrent des chèvres, des canards, des poupées gonflables et des tuyaux d’aspirateurs. Avec les prostituées, il faut payer pour obtenir l’accès sexuel, avec des femmes non vénales, le chantage à l’amour suffit.
Et non, ce n’est pas un idéal « soixantehuitard » (comme elle le dit) de souhaiter que les rapports sexuels ne soient pas subis mais désirés. S’il y a un idéal féministe, c’est bien celui-ci, et qu’une « féministe » ne semble pas en avoir la moindre idée met en évidence à quel point certaines références au féminisme sont devenues l’alibi de l’antiféminisme. C’est affligeant que la notion que les femmes puissent décider de leur sexualité soit devenue ringarde. C’est consternant que, comme il y a 150 ans, des jeunes femmes soient prêtes à la prostitution conjugale à vie pour « garder leur homme ». Mais si « choisir » de déférer aux exigences sexuelles de votre partenaire est une chose, il n’est pas acceptable de prêcher cette soumission sexuelle aux autres femmes, a fortiori en la présentant frauduleusement comme féministe.
Quand des personnes prostituées affirment aimer se faire envahir physiquement par une demi-douzaine d’inconnus chaque jour, que des femmes harcelées sexuellement réduisent ces agressions à du flirt un peu poussé, ou comme la jeune femme ci-dessus, préconisent le retour à la notion archaïque de « devoir conjugal », elles propagent et valident objectivement le discours patriarcal de contrôle de la sexualité féminine. C’est ce discours qui prescrit et régule encore la sexualité de milliards de femmes, c’est en vertu de ce discours que ces milliards de femmes sont contraintes ou se contraignent au servage sexuel, et il est intériorisé de façon si profonde qu’on ne peut même pas savoir ce que serait une sexualité féminine auto-déterminée, dont les conditions n’ont de toute façon jamais existé.
Le rôle crucial de la pornographie dans la contre-offensive patriarcale et les violentes réactions masculines que suscite la moindre affirmation d’autonomie sexuelle féminine envoient un message clair : la sexualité est le noyau dur de la domination masculine, et c’est là que se joueront—ou ne se joueront pas—les ultimes batailles, et les plus décisives, contre le patriarcat. Mais tant que la misogynie internalisée des femmes leur fera revendiquer leur servage sexuel et fera d’elles les plus farouches défenseurs de cette sexualité hiérarchisante, il est à craindre que ce noyau dur reste inentamable. Cette coopération des femmes à leur propre oppression–qui fait actuellement en retour en force—est la condition sine qua non de la perpétuation du patriarcat et constitue le problème numéro un sur lequel les féministes doivent intervenir.