Dans son livre, « La Maison », Emma Becker revendique –à propos d’un client français– « la nécessité fondamentale de rouvrir les bordels en France ». Ce client est d’une telle absolue ineptitude sexuelle (il considère comme un exploit d’avoir localisé son clitoris) que ça inspire à l’autrice les remarques suivantes: « en te privant de bordel à domicile, on t’avait privé de vie sexuelle. Il aurait suffi que la prostitution fût légale et institutionnalisée … pour qu’à 17 ans tu ailles comme les copains donner les premiers baisers et le reste à une professionnelle… Qu’est ce qu’on peut souhaiter aux hommes vilains et désagréables, empotés et résignés au mépris des femmes, si ce n’est l’amabilité et le sourire des résidentes des maisons closes? »
C’est évidemment aberrant d’affirmer que, pour qu’un homme devienne un partenaire sexuel « compétent », il suffit qu’il fréquente les bordels. Au 19ème siècle, la fréquentation hebdomadaire, voire quotidienne du bordel était, comme celle du café, un rituel de sociabilité masculine, chaque bourg, chaque quartier avait sa maison à numéro. Maisons d’abattage pour les prolétaires ou maisons de luxe pour bourgeois, les hommes s’y retrouvaient entre eux avant de monter avec une des pensionnaires. L’initiation sexuelle des adolescents se faisait habituellement au bordel, où ils étaient amenés par des parents ou camarades plus âgés ou plus dessalés. Pratiquement tous les hommes recevaient cette initiation à la sexualité virile par des prostituées plus âgées et « expérimentées ».
Selon son affirmation, on devrait donc en conclure que les Français du 19ème siècle étaient des amants incomparables, des virtuoses du cunnilingus et d’infaillibles dispensateurs d’orgasmes. Si l’on en juge d’après les rares confessions intimes des Françaises de cette époque, ce qui domine, c’est au contraire la mention pudique du traumatisme de la nuit de noce, les lamentations sur la brutalité expéditive des viols conjugaux, l’image d’une désastreuse maladresse, d’un égoïsme sexuel masculin monumental et sûr de son bon droit, de pair avec une ignorance abyssale de la physiologie féminine, générale à l’époque.
La thèse d’Emma Becker est inversive: un homme qui fréquente régulièrement les maisons de passe est au contraire dressé à considérer les femmes de façon purement fonctionnelle, essentiellement comme des machines masturbatoires, et à considérer corrélativement que la sexualité féminine n’est qu’une sexualité de service. Comme par définition, les femmes prostituées ne peuvent pas critiquer sa prestation sexuelle sous peine d’être insultées, pas payées voire agressées, qu’elles doivent lui mentir en lui faisant croire qu’il est beau, séduisant et un amant exceptionnel, le client de la prostitution abordera les relations sexuelles avec des femmes hors prostitution avec une idée très exagérée de son savoir-faire érotique, créé par l’illusion que la prostituée doit susciter chez lui pour que la passe se déroule sans accroc et le fidéliser.
Contrairement à ce qu’affirme Emma Becker, un habitué de la prostitution ne peut pas être un partenaire sexuel adéquat parce que le bordel l’a conditionné à se centrer totalement sur sa propre jouissance et l’a rendu inapte à toute forme d’échange et de réciprocité érotiques. Par définition, un adepte du sexe (viol) tarifé considère les rapports hétérosexuels comme une interaction dominant-dominée, dans laquelle les femmes n’ont pas de sexualité propre et ne figurent qu’à titre d’exécutantes dociles à disposition de ses fantasmes. Cette vision totalement aliénée de la sexualité féminine est sans doute idéale pour une femme profondément masochiste comme l’est Emma Becker (voir à ce sujet « Mr. », son roman-clone de « 50 Shades of Grey »), mais elle est désespérante pour les millions des femmes qui n’en connaissent pas d’autre et qui y sont contraintes. Et qui savent, parce qu’elles en ont fait trop souvent l’expérience, qu’un homme ayant une approche auto-centrée, phallocentrée, désémotionnalisée et mécanique de la sexualité ne peut être qu’un amant calamiteux.