Cette accusation n’est pas nouvelle. Nos mères et nos grand-mères féministes étaient déjà traitées de « féministes blanches bourgeoises » il y a 50 ans, il y a 70 ans. Et ces accusations sont toujours venues de la gauche de la gauche.Et visaient souvent les féministes les plus dérangeantes et les plus radicales dans leur dénonciation du patriarcat.
Le mouvement ouvrier a longtemps ignoré la spécificité de l’oppression subie par les femmes et rejeté leurs revendications–en les traitant de « féministes bourgeoises ». Il s’est opposé vigoureusement à leur accès à des professions masculines mieux rémunérées. Et pendant longtemps, le Parti communiste français a dénoncé la revendication du droit à l’avortement comme la manifestation d’un féminisme bourgeois inspiré par le capitalisme américain. Selon eux, l’avortement et la contraception auraient pour conséquence d’affaiblir démographiquement la classe ouvrière, qui pour être forte avait besoin de très nombreux petits soldats.
Plus récemment, dans les années 70, la gauche qui avait enfin accepté de soutenir les féministes dans leur combat pour l’avortement, les a abandonnées lors du combat contre le viol. Que les féministes dénonçaient comme un « fascisme non reconnu ». La gauche radicale accusait celles qui dénonçaient le viol d’être des « féministes bourgeoises racistes » » parce que, selon eux, dénoncer les violeurs revenait souvent à dénoncer des hommes opprimés et/ou racialisés à la justice bourgeoise. Mais qui était raciste et classiste là-dedans–sinon ceux qui suggéraient que la majorité des hommes qui violaient étaient des immigrés et des prolétaires?
« En 1973, une militante révolutionnaire avait été violée par un travailleur immigré qu’elle soutenait dans sa lutte contre les expulsions ».Elle n’était même pas allée en justice, simplement elle avait parlé de ce viol devant le comité de soutien. Pour ça, elle avait été traitée de raciste, parce qu’elle dénonçait ce violeur là et non un autre qui aurait été blanc ». Le violeur mis en cause publiquement avait répondu « elle était pas vierge,elle était pas nonne, j’avais le droit. »
Quand le MLF engage la lutte pour que le viol soit enfin jugé aux assises, la gauche se déchaîne contre elles: « vous appelez à la répression, vous êtes complice de la justice de classe qui s’abat sélectivement sur les petits, les immigrés, et oublie les viols discrets des puissants. Vous vous faites les complices du discours sécuritaire, réactionnaire, raciste ».
Pratiquement tous les medias de gauche, de Libération à Charlie Hebdo en passant par Rouge (trotskiste) fustige le recours des féministes à la justice contre les violeurs. Parfait exemple de double standard: « l’extrême gauche applaudit des deux mains quand un petit juge met en prison un patron responsable d’accidents du travail, elle réclame justice quand un immigré est battu ou tué dans un commissariat. Mais quand il s’agit de viol, cela devient un insupportable appel à la répression,une inqualifiable complicité avec une justice de classe. »
Les femmes violées, en plus d’être coupables d’avoir été violées, sont maintenant « coupables de répression ». Des féministes militant dans des partis d’extrême gauche se laissent intimider et renoncent à porter plainte si le violeur est un « travailleur immigré ».
Et bien sûr, en plus d’être des bourgeoises racistes et sécuritaires, Libération accuse les féministes d’être moralistes et puritaines. Ce quotidien ouvre largement ses pages à la haine des femmes exprimées sous l’alibi vertueux de l’anti-racisme. « La presse de gauche ouvre ses colonnes à tous les discours anti-féministes, surtout sous signature féminine. L’apologie de a drague et même du viol s’exprime sans complexe dans le Nouvel Observateur, Charlie Hebdo, Le Monde. Les féministes sont stupéfaites devant ce déferlement de haine et de mépris de la part de ceux qui leur sont les plus proches.. »
Finalement, « la campagne contre le viol a soudé le bloc du patriarcat mâle, sans distinction d’âge, de nationalité, de pratique sexuelle »… C’est comme si la défense des victimes du capitalisme servait de couverture à la défense du droit des mâles.
Dans le courrier des lecteurs, les lecteurs se défoulent, le viol devient « un acte militant », une sorte de certificat d’anti-racisme. Voilà un échantillon de lettre de lecteur commentant la sentence d’un procès pour viol publiée par Libération : « Malgré ces 20 ans, cela ne m’empêchera pas de les violer volontiers. Viens essayer, tu verras ce qu’est capable un militant arabe! »
Détournement pervers de la cause anti-raciste repris exactement par Houria Bouteldja quand elle déclare qu’une femme racialisée violée par un homme racialisé ne devrait pas porter plainte.
(citations de l’ouvrage de Françoise Picq « Libération des femmes, les années-mouvement » (Seuil).