C’est un argument typique du féminisme libéral: les hommes aussi auraient beaucoup à gagner du féminisme. Souvent il n’est même pas précisé ce qu’ils auraient à gagner; mais quand des précisions sont données, les avantages que les hommes retireraient du féminisme sont habituellement:
– pouvoir exprimer davantage leurs émotions, ne plus être vus comme dévirilisés s’ils les expriment: pouvoir pleurer sans être ridiculisé, pouvoir être empathique, altruiste et caring.
– avoir de ce fait de meilleures relations avec leurs proches, sortir de la pauvreté relationnelle masculine, être en particulier de meilleurs maris et de meilleurs pères.
– être débarrassés du stress de la virilité compétitive, avec tous les problèmes de santé que cela implique: addictions, maladies, accidents, mort précoce etc.
– être protégés de leur propre violence, et par conséquent ne plus être massivement victimes d’agressions masculines, comme ils le sont actuellement.
– être débarrassés de leurs responsabilités de soutiens financiers et protecteurs de leur famille.
Pour ce qui est de leurs responsabilités de soutien financier et de protecteur de leur famille, les hommes s’en sont déjà largement débarrassés: le nombre de familles mono-parentales (c’est à dire essentiellement de mères élevant leurs enfants seules, souvent sans soutien financier du père) et la diffusion du système de la garde alternée après séparation pour ne pas payer de pension en témoignent.
Pour les autres inconvénients de la virilité auxquels le féminisme permettrait de remédier: le refoulement de leurs émotions, les affects inhibés, d’où des relations superficielles et inauthentiques avec leur entourage, et le stress de la virilité compétitive, ce sont des pénalités qui sont la condition même de leur suprématie: le refoulement émotionnel est ce qui permet la maîtrise de soi, la distance et l’objectivité (apparente) indispensables à l’exercice de la domination. Un dominant qui pleure, s’apitoie, et se soucie des autres se conduit comme une femme–et n’est plus un dominant. La violence est identiquement l’instrument de premier et dernier recours de la domination masculine. Ces inconvénients de la virilité sont donc le revers de médaille du statut de dominant, et le prix à payer pour les nombreux privilèges liés à ce statut.
La différence fondamentale entre les inconvénients de la virilité et ceux qui pénalisent les membres de la classe de sexe « femmes » est que les hommes sont essentiellement victimes d’eux-mêmes: plus précisément de l’ impératif de virilité auquel ils se soumettent parce qu’il leur confère la domination. En ce qui concerne les femmes, les discriminations et les violences qu’elles subissent sont essentiellement le fait des hommes. Elles ne détiennent donc pas le pouvoir d’y remédier.
Tandis que les hommes détiennent le pouvoir de remédier aux aspects négatifs de la virilité–puisque l’impératif de virilité qui les stresse est leur propre création. Puisqu’ils ont ce pouvoir, et ne l’utilisent pas, serait-ce parce qu’ils savent très bien que les avantages de la virilité dépassent infiniment ses désavantages?
A noter que les féministes libérales qui tiennent ce discours du « féminisme bon pour les hommes » ont, comme les « Femmes de droite » analysées par Dworkin, une image très négative de ceux qu’elles veulent convaincre: si elles cherchent à les appâter en leur promettant que le féminisme va leur être profitable, n’est-ce pas parce qu’elles pensent que les hommes manquent irrémédiablement de sens moral? Et que le fait de soutenir le féminisme simplement parce qu’il est une question de justice envers les femmes et d’égalité des droits ne peut suffire à les motiver, et qu’on doit les attirer en leur faisant miroiter quelque chose de plus tangible, une récompense, un bonus: le fait qu’il peut servir leur intérêt?
En employant cet argument, les libfems dévoilent que leur démarche s’écarte intrinsèquement d’un des fondamentaux du féminisme: le centrage du féminisme sur les femmes. Contrairement à ce qui est la règle d’or dans les sociétés patriarcales, où par définition les hommes sont plus importants que les femmes, celles-ci devant toujours leur donner la priorité et les servir en oubliant de s’occuper d’elles, on reconnait les libfems à ce que leurs arguments opèrent un recentrage constant sur les intérêts masculins–qu’il s’agisse de sexualité dans le discours « sex positive », de NAMALT ou, comme ici, de leur santé et de leur bien-être.
Que le féminisme soit bon ou pas pour les hommes, ça ne doit pas préoccuper les féministes. Ce qui doit nous préoccuper, c’est qu’il soit bon pour nous. S’il s’avère qu’il peut aussi bénéficier aux hommes, tant mieux, mais CE N’EST PAS NOTRE PROBLEME.
Et il faudrait aussi arrêter–ne serait-ce que pour préserver un minimum de dignité–de croire que le féminisme consisterait à plaider patiemment notre cause avec les hommes, à quémander leur soutien, à les prier gentiment de changer et de cesser de nous violenter et de nous exploiter. Ce genre d’attitude est pitoyable de naïveté (et de servilité): personne n’a jamais convaincu les membres des classes dominantes de renoncer à leur domination en faisant appel à leurs bons sentiments.
Et enfin, cet argument du « féminisme bon pour les hommes » est totalement illogique: pour que les hommes puissent être convaincus de se rallier au féminisme parce que cela ferait d’eux des individus meilleurs, il faudrait d’abord qu’ils renoncent aux valeurs viriles et s’identifient aux valeurs féminines–empathie, care, authenticité émotionnelle, altruisme etc. Ce qui n’est pas le cas actuellement pour beaucoup d’hommes.
Aussi longtemps que les hommes s’identifient à des valeurs masculines: compétition, hiérarchie, instrumentalisation d’autrui, etc–le féminisme ne présente aucun intérêt pour eux–et ne peut pas être bon pour eux. Les libfems disent aux hommes: « vous serez plus heureux si vous devenez plus empathiques et plus altruistes ». Mais pour un homme qui adhère aux valeurs viriles, ce qui compte c’est de gagner et dominer, l’empathie et l’humanité sont des qualités féminines donc méprisées. L’argument des libfems est donc absurdement circulaire: en proposant que le féminisme est bon aussi pour les hommes, il suppose que le problème de l’adhésion masculine aux valeurs viriles soit déjà résolu: en quelque sorte, pour que les hommes soutiennent le féminisme, il faudrait qu’il soient devenus « idéologiquement » féminins.