Ce texte–qui s’inscrit aussi dans ma réflexion sur l’imposture patriarcale des « grands hommes »–ne traite pas d’histoire de l’art, qui n’est ici que la matière, le prétexte de l’analyse féministe. Et si je me suis intéressée spécifiquement à la façon dont leurs partenaires masculins ont étouffé la créativité de femmes artistes, les ont empêché de peindre, voire les ont détruites, poussées à la dépression ou à la folie, la plupart de ces stratégies sont aussi applicables à des femmes « ordinaires ».
PICASSO OU LES SEPT FEMMES DE BARBE-BLEUE
Quand j’ai commencé à me documenter au sujet des femmes artistes dont la créativité a été étouffée et les oeuvres éclipsées par les « grands artistes » masculins avec qui elles s’étaient mises en couple, j’ai été ramenée irrésistiblement à la personnalité écrasante (au sens littéral du terme) de Picasso: parmi les femmes qui avaient retenu mon attention –Jacqueline Lamba, Dorothea Tanning, Leonora Carrington, Dora Maar et Françoise Gilot- les deux dernières de cette liste ont été, pour Dora Maar, la compagne et muse du peintre de 1936 à 1943, et Françoise Gilot, qui lui a succédé, sa muse, compagne puis épouse de 1943 à 1952.
C’est en découvrant la longue liste de ses épouses et concubines et en lisant les biographies de deux de ses compagnes que la figure de Barbe bleue, l’ogre féminicideur de contes de fées, s’est imposée à moi. » Picasso, l’homme qui croquait les femmes », on trouve cette formule sur le net à propos du peintre. On s’aperçoit en lisant les récits de ses ex-partenaires, qu’il faut davantage prendre croquer » au sens de « broyer, manger, dévorer » qu’au sens de « dessiner ». D’ailleurs, Françoise Gilot dit elle-même qu’elle craignait d’ouvrir ses placards, de crainte d’y trouver une douzaine d’ex-épouses pendues.
Sept femmes (sans compter celles qui ont été de simples passades, muses et/ou maîtresses):
-Fernande Olivier, la femme de sa jeunesse à Montmartre, née la même année que lui (1881-1966), qui fut sa compagne de 1904 à 1909 et qui posait pour les peintres du Bateau Lavoir. D’après certaines biographies, il l’aurait empêchée de sortir de leur appartement, cloitrée.
– Marcelle Humbert, aussi connue sous le nom d’Eva Gouel (1895-1915), également modèle, fiancée du peintre Louis Marcoussis ami de Picasso, qui lui prendra néanmoins sa femme–coucher avec les femmes de ses amis était une habitude chez lui. Leur vie commune va de 1912 à 1915, jusqu’à ce qu’elle décède de la typhoïde.
– Olga Khokhlova (1891-1955), danseuse des Ballets russes de Serge Diaghilev, qui épousa Picasso à l’église orthodoxe rue Daru à Paris et dont les témoins de mariage étaient Jean Cocteau, Guillaume Apollinaire et Max Jacob. Très vite, les choses se gatèrent entre eux, et parce qu’il trouvait qu’elle « récriminait sans cesse », Picasso a raconté à Françoise Gilot « qu’il la traînait par les cheveux tout autour de l’appartement ». Mère d’un de ses fils, Paulo, elle aurait refusé de lui accorder le divorce quand il le demanda (d’autres biographes disent que c’est lui qui ne voulait pas). En tout cas, Picasso garda Olga en laisse jusqu’à la mort de celle-ci: incapable de se libérer de son emprise, elle entretint avec lui une étrange relation sado-maso où elle lui reprochait constamment les avanies qu’il lui infligeait mais était incapable de rompre définitivement avec lui.
– Khokhlova fut détrônée par Marie-Thérèse Walter (1909-1977), qui fut la compagne du peintre de 1927 à 1935 et était mineure lorsqu’elle l’a rencontré en 1926. Discrète, simple et calme selon les biographes, il y a peu de choses à dire sur elle, sauf que c’était une belle femme blonde, aux traits réguliers et lisses, un des types féminins que Picasso semble affectioner. Battue elle aussi, elle a résumé en une formule saisissante le rapport du peintre aux femmes dans une conversation avec Pierre Cabanne: « d’abord il violait la femme, ensuite il la peignait ». Elle se suicidera par pendaison 4 ans après la mort de l’artiste.
– Elle fut remplacée par Dora Maar (1907-1997), photographe puis peintre, qui avait fait l’école des Arts décoratifs, étudié à l’académie Jullian, fréquentait le milieu surréaliste et de nombreux artistes et intellectuels–André Breton, Brassaï, Max Morise, Georges Bataille, Paul Eluard qui la présenta au peintre: une femme intelligente et cultivée avec qui, reconnaissait Picasso, on pouvait discuter. Elle le rencontre en 1936 et leur liaison dure jusqu’en 1943. Picasso la peindra souvent en « femme qui pleure »–et elle pleurait souvent, parce que le peintre lui fit avaler des kilomètres de couleuvres. D’après des témoins, dont l’homme à tout faire de Picasso, Sabartès, leurs disputes étaient éruptives et il la battait.
DETRUIRE DES FEMMES, PREUVE SUPREME DE VIRILITE
Comme c’était une photographe de talent qui avait son propre studio et faisait de la photo de mode, d’art, des reportages etc., il la persuada d’abandonner la photographie et de s’essayer à la peinture–où évidemment elle n’avait aucune chance de lui faire de l’ombre. Elle se mit à peindre en imitant la manière cubiste de son compagnon et, découragée par le manque d’originalité de ses toiles, finit par cesser de peindre complètement.
Picasso a ainsi réussi à transformer une artiste belle, talentueuse et reconnue, qui vivait assez confortablement de la vente de ses photos, très lancée dans un milieu d’artistes et d’écrivains célèbres (dont elle fit des photos superbes), en une femme qui vivait recluse et solitaire dans son appartement, sans autre but dans la vie que d’attendre ses coups de fil. Coups de fil à propos desquels Françoise Gilot note que Maar ne savait jamais quand son compagnon allait l’appeler, mais qu’elle devait être toujours prête à le rejoindre dès qu’il appelait, comme un chien qu’on siffle.
Car c’est ça que recherchait Picasso dans ses liaisons: prendre une femme belle, jeune, apparemment forte, souvent artiste, fière, indépendante, débordante de vie et de créativité, et se nourrir de sa vitalité, de sa jeunesse et de ses idées. Et une fois qu’il l’avait cannibalisée, pressée comme un citron, transformée en loque humaine à force de maltraitances, la quitter (sans cesser de la tourmenter) et passer à une autre pour recommencer le cycle: de muse à proie consommée et sadisée, pour finir en kleenex usagé. « Il y a deux sortes de femmes–disait-il–les déesses et les tapis-brosse ». Et ce dont ce magicien noir dérivait une jouissance perverse, c’était de transformer une déesse en tapis-brosse. Et après de la mépriser pour s’être laissé faire.
Quand Picasso la quitte, elle plongera dans une grave dépression nerveuse, qui entraînera son hospitalisation à Sainte-Anne, où elle sera brutalement traitée par électrochocs, puis le peintre la confiera aux bons soins de Jacques Lacan, son médecin traitant, qui la « soignera » par la psychanalyse: complicité des hommes pour gérer les femmes rendues « folles » « hystériques » par leurs violences, devenues encombrantes et sources d’ennui(s).
A noter que, pendant que Picasso continuait sa liaison avec Maar, il n’avait pas cessé de voir Marie-Thérèse Walter et débutait une nouvelle relation avec
– Françoise Gilot (1921-), peintre, rencontrée en 1943 et avec qui il vécut jusqu’en 1951, qu’il épousa et avec qui il eut deux enfants, Paloma et Claude (selon Gilot, c’est lui qui insista lourdement pour la convaincre d’en avoir). Elle ne fut pas mieux traitée que les précédentes: dans une crise de colère, Picasso éteint sa cigarette sur son visage. Une première, ce fut elle qui le quitta, outrecuidance féminine qui enragea le minotaure: « aucune femme –disait-il–ne quitte un homme comme moi ».
– A qui a succédé Jacqueline Roque (1926-1986), la septième et dernière, l’épouse-infirmière de sa vieillesse, qu’il rencontre en 1952, épouse en 1961 et qui restera avec lui jusqu’à sa mort en 1973. Elle héritera de la plus grande partie des propriétés et tableaux du peintre, sombra dans la dépression et dans l’alcool et se suicidera par arme à feu.
L’OGRE AIME LA CHAIR FRAICHE
Plus Picasso vieillit, plus ses femmes rajeunissent. Si Fernande Olivier avait le même âge que lui, ses deux dernières épouses, Françoise Gilot et Jacqueline Roques, avaient respectivement 40 ans et 45 ans de moins que lui. Roques avait 27 ans quand elle rencontre le peintre, alors âgé de 72 ans. 45 ans de différence, l’âge d’être son grand-père.
Picasso vampirise la jeunesse de ses compagnes, il se dit rajeuni par leur vitalité, leur santé, sa créativité s’en trouve stimulée, il peint davantage, change sa façon de peindre à chaque nouvelle femme.
Pourtant personne n’est choqué à l’époque par cette différence d’âge–en particulier pas le Parti communiste, dont Picasso était une figure prestigieuse–alors que la moité de cette différence d’âge entre Emmanuel et Brigitte Macron suscite encore en 2021 des sarcasmes sans fin. De même, l’idéal féminin des surréalistes est clairement la femme-enfant–10, 15, 25 ans de différence, voire plus entre Max Ernst, André Breton, Paul Eluard, etc. et leurs compagnes.
Différence de traitement qui permet de toucher du doigt ce qu’est le double standard dans une société patriarcale: un homme peut y épouser une femme d’âge à être sa petite-fille, sans que personne n’y trouve à redire ou même ne le remarque. Une même différence d’âge de 45 ans entre une femme plus vieille et un homme plus jeune serait encore de nos jours vue comme monstrueuse, et de tels couples sont une impossibilité sociale: Leonardo Di Caprio et Line Renaud ont 46 ans de différence, mais les imaginer mariés est tout simplement impensable. On parle d’agéisme, mais l’agéisme est un préjugé qui se conjugue presque toujours au féminin–c’est essentiellement une discrimination sexiste.
UN PERVERS NARCISSIQUE NE LACHE JAMAIS SA PROIE
Picasso ne rompait jamais complètement avec ses ex-compagnes, en bon narcissique, il ne renonçait jamais à l’emprise qu’il exerçait sur elles, et utilisait toutes sortes de moyens (son argent, ses relations, le poids de son prestige artistique) pour entretenir ce lien. Disposer d’une sorte de harem, composé au moins de la compagne sortante, de l’épouse en titre et de diverses postulantes à son remplacement, était pour lui une source d’intense jubilation, et rien ne le mettait plus en joie (sauf peut être les cotes fantastiques atteintes par ses tableaux) que de mettre ces femmes en compétition à coup de petites phrases perfides, de faire en sorte qu’elles rivalisent entre elles pour lui plaire et remplacer la favorite. Il est arrivé que deux de « ses » femmes se battent pour lui: quand Walter et Maar, se sont battues, empoignées, roulées par terre, ravi, il regardait la scène en souriant. Quand Maar a agressé Gilot, il l’a regardé faire en souriant.
Notez aussi que plusieurs de ces femmes se sont très mal tirées de cette emprise: deux suicides (Marie-Thérèse Walter et Jaqueline Roque), deux autres souffrant de dépression et/ou de troubles mentaux (Olga Khokhlova et Dora Maar) justifiant l’admission en hôpital psychiatrique pour Maar.
Françoise Gilot dit : « Pablo avait une sorte de complexe de Barbe Bleue. Il rangeait toutes les femmes qu’il avait collectionnées dans son petit musée personnel. Mais il ne coupait pas les têtes tout à fait. Il préférait qu’un peu de vie demeure, que toutes continuent à pousser de petits cris de joie ou de douleur, à faire quelques gestes comme des poupées désarticulées, suffisamment pour prouver qu’elles avaient encore un souffle de vie suspendu à un fil dont il tenait une extrémité… Il ne pouvait supporter qu’aucune d’entre elles puisse jamais avoir une nouvelle vie et il lui fallait les maintenir dans son orbite ».
UNE HAINE FEROCE DES FEMMES
Picasso était un macho hyperbolique dont le sadisme extrême avec ses partenaires était connu dans les milieux artistiques et intellectuels–sans que cela émeuve outre mesure. Même ses amis le reconnaissaient; Jacqueline Lamba, amie de Dora Maar et du peintre, savait à quoi s’en tenir: « il était terrible avec ses femmes » dira-t-elle.
Quelques unes de ses « pensées » sur les femmes:
« les femmes sont essentiellement des machines à souffrir »–le masochisme féminin, alibi des tortionnaires.
De sa fille Paloma: « ce sera une femme parfaite, passive et soumise ».
« Chaque fois que je change de femme, je devrais brûler la précédente ».
D’une ex: « je préfèrerais la savoir morte plutôt qu’heureuse avec un autre ».
A Gilot, qui songe à le quitter: « votre devoir est de rester près de moi, de vous consacrer à moi et aux enfants. Que cela vous rende heureuse ou malheureuse ne me concerne pas ».
COMMENT ETOUFFER LA CREATIVITE D’UNE FEMME:
LES SURREALISTES: MUSE DE GRE OU DE FORCE
Faire de sa compagne sa muse. A priori, il peut paraître valorisant d’être la muse d’un grand artiste, sa source d’inspiration, le sujet principal de ses tableaux, la figure célébrée dans ses poèmes. Mais une muse est une créature qui n’existe pas, un fantasme idéalisé issu de l’imagination exaltée d’un artiste de sexe masculin qu’il projette sur sa maîtresse ou compagne du moment, avec obligation pour elle d’incarner ce fantasme, de se couler dans ce rôle, de coller à cette image, qu’elle le veuille ou non. Et donc de cesser d’être elle-même–une femme réelle, avec ses menues imperfections, sa carnalité génante, sa trivialité quotidienne- pour devenir fée, déesse, sirène, femme fatale ou geisha, mais ne plus être autorisée à être banalement humaine–car ça casserait le fantasme.
Piédestalisation qui, même si apparemment flatteuse, devient vite contraignante voire étouffante: il n’est pas très gratifiant à la longue de n’être que le porte-manteau des fantasmes d’un artiste. Pas dupe, Jacqueline Lamba, peintre et muse d’André Breton, a parfaitement identifié qui est gagnant et qui est perdant dans la relation muse-artiste: » Il me présentait à ses amis comme une naïade parce qu’il jugeait cela plus poétique que de me présenter comme un peintre en quête de travail. Il voyait en moi ce qu’il voulait voir mais en fait il ne me voyait pas réellement26. » (lors de sa rencontre avec Breton, Lamba gagnait sa vie comme « danseuse nue aquatique » dans une boite où elle nageait devant les spectateurs dans une sorte de grand aquarium). Lamba a fini par quitter Breton parce qu’elle ne voulait pas « être une muse ni une ondine, elle veut juste être elle même ». Comme dit encore Leonora Carrington à propos du leader surréaliste: « il voulait une muse. Quand une femme ne pouvait plus être ça, il se lassait d’elle. Il était amoureux de l’image et ne pouvait faire face à la réalité quotidienne ».Breton a eu une aventure avec Nadja (de son vrai nom Léona Delcourt) et a nourri son livre éponyme de sa personnalité et de sa folie qu’il a trouvées initialement mystérieuses et poétiques. A Nadja, femme imaginée, « âme errante », « génie libre », sirène, femme-enfant, incarnation vivante du merveilleux surréaliste, il a de nouveau assigné le rôle de muse. Puis les demandes de rendez-vous trop pressantes, les excentricités de Léona, la femme réelle, fragile et en grande précarité émotionnelle et économique, l’ont agaçé, lassé, apeuré. Il l’a fuie, évitée, sa folie n’était plus poétique mais angoissante. Mark Polizotto écrit même dans son livre sur Breton que, selon Théodore Fraenkel, membre du groupe surréaliste et médecin, son ami Breton lui aurait demandé de signer des papiers pour faire admettre Léona en hôpital psychiatrique, ce qu’il aurait refusé. Vieille habitude patriarcale (voir ci-dessus) que de déclarer folles les femmes désobéissantes et acrimonieuses qui compliquent la vie des hommes. Léona fut quand même admise à Sainte-Anne mais Breton ne lui rendit jamais visite–bien que le livre qu’il a nourri d’elle se soit très bien vendu.
UNE ONDINE QUI FAIT LA CUISINE
Une muse doit faire réver. Mais paradoxalement, elle doit aussi libérer son compagnon de tous les tracas et corvées de la vie quotidienne, afin qu’il puisse se consacrer entièrement à son art, dégagé des basses contingences. André Breton, confortablement installé dans son statut de poète et penseur que ses ailes de géant empêchent de faire la vaisselle, se revendiquait totalement inapte à gérer les mesquines préoccupations domestiques et laissait à sa femme Jacqueline l’entière responsabilité des soins du ménage et de leur fille Aube. Celle-ci notait qu’ « André prétendait toujours trouver le diner prêt quand il rentrait à la maison, et quelles disputes à la vue de la table non mise! ». Lamba se rebellera rapidement contre cette esclavagisation ménagère et dira avoir quitté Breton « pour pouvoir peindre ».
Picasso se prétendant comme Breton « incapable de prendre la moindre décision pratique »–maladie mystérieuse frappant uniquement les artistes de sexe masculin–il a pareillement transformé Françoise Gilot en femme de ménage, secrétaire qui planifie son emploi du temps, agent artistique qui gère les galeristes et organise les expositions, psychologue qui remonte le moral du grand homme quand il est déprimé, comptable qui paye les factures, et bien sûr mère de famille, s’appropriant sans rémunération–et bien que ses moyens aient été largement suffisants pour se payer une kyrielle de domestiques–son travail et la plus grande partie de son temps.
Vu ces multiples responsabilités, Gilot a peu de temps à consacrer à sa peinture, elle n’a pas le calme, la solitude et la concentration nécessaires pour peindre. Exiger d’elles qu’elle soient de parfaites mères et maîtresses de maison est un moyen éprouvé pour empêcher les femmes de réaliser leur potentiel. Avec en plus, pour les artistes, l’impossibilité qu’il y a, après la plus grande partie d’une journée consacrée à accomplir des tâches ennuyeuses et terre-à-terre, de se libérer de ces préoccupations plombantes et de recapturer la fantaisie et la légereté indispensables à l’exploration d’univers imaginaires. Picasso, Breton dans une moindre mesure, ont tout fait pour couper les ailes de leurs compagnes artistes.
BAREFOOT AND PREGNANT (enceinte et pieds nus)
Lui faire des enfants permet de la posséder plus complètement, de la rendre encore plus dépendante–une femme qui est mère de plusieurs enfants et ne travaille pas ne peut pas partir. Et l’accable d’encore plus de responsabilités à assumer, encore plus de corvées à accomplir, encore plus de charge mentale, et encore moins de temps à consacrer à son art. Picasso a mis la pression sur Françoise Gilot pour qu’elle lui « donne » des enfants. A coups de remarques répétées d’un sexisme cro-magnonesque:
« Ce dont vous avez besoin, c’est d’un enfant. Cela vous raménera à la nature » (parce que l’art l’en éloignait trop: pour qui se prenait cette jeune sotte avec sa peinture ? Les femmes ne doivent jamais oublier que leur fonction principale est de procréer).
« Vous ne pourrez savoir ce qu’est être une femme tant que vous n’aurez pas eu d’enfants. Je sais tout cela mieux que vous, et je vous assure que vous serez complètement transformée… Obéissez moi ».
Jacqueline Lamba constate après la naissance de sa fille Aube: « quand on a un enfant et un homme dans sa vie, on ne peut pas peindre ». Elle observe que sa maternité la diminue encore plus comme artiste aux yeux de Breton: « allaiter signifiait pour lui s’éloigner irrémédiablement du monde des idées et de l’art » souligne Alicia Dujovne.
Leonora Carrington, après la naissance de ses deux fils, note que « cela laisse très peu de temps pour autre chose ». Et elle engagera une nanny à plein temps pour pouvoir continuer à peindre: au Mexique où elle vivait alors, les services d’une femme pauvre ne coûtaient presque rien. Oui, « women can have it all »: mariage, maternité, job, carrière. A condition de payer des femmes des classes « inférieures » pour prendre en charge leurs tâches d’épouse et de mère que les hommes se refusent obstinément à partager.
Aussi: ne pas s’intéresser à son travail, ne pas la soutenir dans sa démarche artistique, adopter une attitude condescendante voire méprisante envers sa peinture, assimilée à un simple hobby de peintre du dimanche, une sorte d’ouvrage de dames: pour Breton, Jacqueline Lamba faisait joujou avec la peinture, Picasso ne cachait pas son peu d’estime pour la peinture de Dora Maar.
Ne jamais référer à elle ou la présenter par rapport à sa profession, mais uniquement comme « femme de… ». Ou si vous êtes poète comme Breton, naïade, fée ou déesse. Ne jamais lui donner ses titres, citer ses diplômes, ses expositions, ses livres (aux Etats-Unis, j’avais remarqué que les hommes ayant décroché un Doctorat étaient introduits socialement comme « Docteur X » mais que les femmes ayant atteint le même niveau d’études étaient simplement annoncées comme « Madame X »).
La valoriser exclusivement pour sa beauté, de façon à ce qu’elle la considère comme son seul atout et mise tout sur elle pour faire son chemin dans la vie. Et cesse d’étudier, de peindre, d’écrire: à quoi bon puisqu’elle n’intéressera que par son physique? Jacqueline Lamba a dit lucidement: « si j’avais été moins belle, j’aurais été meilleur peintre ».
Et ainsi miner sa confiance en elle en tant qu’artiste, la faire douter de son talent et de sa vocation, et de la nécessité même d’avoir un domaine d’activité qui lui soit propre et une identité distincte de celle de son mari.
Et finalement l’amener ainsi à abandonner son art, son travail, ses ambitions, son autonomie, à accepter de ne plus être que muse et femme au foyer, totalement à la merci de son partenaire, entièrement « domestiquée », sans autre identité que celle de « femme de… ».
CONCLUSION
L’art de Picasso m’a toujours inspiré un sentiment de révulsion. On n’a pas besoin de lire des biographies de l’artiste pour percevoir la violence, la destructivité qui l’habite: figures humaines, souvent féminines, découpées, démantibulées, déchiquetées, torturées. Lui-même est parfaitement conscient de la nature foncièrement destructrice de sa peinture: » Un tableau est une somme de destructions… La réalité doit être transpercée dans tous les sens du mot ».
Vraies paroles d’amateur de corrida, où l’obsession phallique du transpercement, de la pénétration s’exprime clairement.
Un art dont la hideur provocante et revendiquée (« plus ce que je peins est laid, plus ça leur plait ») produit une impression d’angoisse, d’agression, de violation: au moins, Picasso joue cartes sur table et ses tableaux ne cachent rien des pulsions sadiques et mortifères de l’auteur.
Pourtant, dans le petit monde parisien où tout le monde savait que cet homme nourrissait son ego et son art de la destruction émotionnelle des femmes, le « grand artiste » était l’objet d’une vénération voire d’une prosternation servile.
Il était aussi une figure glorieuse et respectée du Parti communiste, une publicité vivante pour ce mouvement, contribuant ainsi à y attirer des sympathisants et à faire passer plus largement son message politique. Comment un parti dont la vocation proclamée était de défendre les opprimés a-t-il pu ainsi rester indifférent à l’extrême cruauté du personnage envers les femmes? Réponse: dans la théorie marxiste, l’opprimé est essentiellement conçu comme de sexe masculin, l’oppression des femmes par les hommes n’existe pas, les seuls oppresseurs reconnus sont les capitalistes.
Et certains dirigeants–bien sûr exclusivement masculins–du PCF d’alors n’étaient sans doute pas si différents de Picasso pour ce qui est de leurs comportements avec les femmes (Jacques Doriot par exemple, grande gueule, coureur de jupons et amateur de prostituées, dont la vision réactionnaire des femmes est devenue parfaitement explicite dans le programme du parti fasciste (Parti Populaire Français) qu’il a fondé après avoir renié le communisme).
Surtout, qu’un homme aussi moralement abject que Picasso, qui coche toutes les cases du pervers narcissique, ait été adulé comme un Dieu vivant par les élites de son époque jette une lumière crue sur l’inversion complète des valeurs qui caractérise les sociétés patriarcales.
En patriarcat, les femmes sont sommées de s’enthousiasmer pour des oeuvres artistiques exclusivement masculines où elles sont représentées comme des objets sexuels, entièrement définies, possédées, emprisonnées par le « male gaze », rabaissées, défigurées, violées, torturées.
Les femmes n’ont pas à continuer à valider ce label de « grand artiste » décerné à des hommes par des jurys entièrement masculins ni à admirer les innombrables représentations de leur dégradation qui constituent la plus grande partie des oeuvres exposées dans les musées.
Face à ce monopole de la vision masculine dans les oeuvres d’art consacrées, on peut suivre le conseil d’Alice Coffin: se désintoxiquer, suspendre notre exposition à cet art où la misogynie est d’autant plus susceptible d’être internalisée qu’elle se cache sous le masque de la culture et de la beauté, et pour ça, ne plus lire des livres ou regarder des tableaux produits par des hommes–au moins temporairement.
On peut aussi–et c’est peut-être encore mieux– réévaluer cet art surévalué, déconstruire ses scénarisations misogynes, mettre en évidence ses biais sexistes, souligner son conformisme, sa prédictabilité, sa violence symbolique, le fait qu’il soit asservi aux fantasmes et aux intérêts des dominants, le démystifier enfin, pour que l’obligation faite aux femmes de participer à ces concerts d’admiration grotesques cesse de faire consensus.
Saine entreprise de déboulonnage de statues qu’un féminisme radical cohérent ne peut éviter. Et en parallèle, réévaluer les oeuvres des femmes peintres hors de tout biais sexiste, les faire redécouvrir ou mieux connaître, les exposer.
Ce qui permettrait de réaliser que rien ne justifie, sur la seule base de la qualité des oeuvres, l’obscurité et l’oubli dans lequel elles ont été laissées– ni l’idolatrie et l’exposition muséale massive réservées aux productions des « grands artistes » masculins.
BIBLIOGRAPHIE
Mark Polizotto, « Revolution of the Mind, The Life of André Breton », New York, Black Widow Press, 2009.
Joanna Moorhead, « The Surealist Life of Leonora Carrington »,
Françoise Gilot, « Vivre avec Picasso », Paris, Calmann -Lévy, 1965.
Alain Vircondelet, « L’exil est vaste mais c’est l’été, le roman de Dora et Picasso », Paris, Fayard, 2019.
Alicia Dujovne Ortiz, « Dora Maar, prisonnière du regard », Paris, Grasset, 2003.